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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18

8 décembre 2019

Réactions au décès de Lucien Proutaux (suite)

Lettre du Docteur Alfred Hanns[1]   adressée à la veuve de Lucien:                                    1er décembre 1937

Chère Madame,

C’est avec une grande tristesse que j’ai appris, par le télégramme que vous m’avez envoyé, la mort, hélas attendue, de mon cher ami Proutaux. J’avais aussitôt pris toutes les mesures pour venir à son enterrement et avais déplacé des cours que j’avais aujourd’hui ; tout s’était fort bien arrangé et je pensais prendre ce matin le train de 3h qui m’amenait à Paris vers 9h ; un autre train commode me ramenait le soir à 23h à Strasbourg. Or voici que hier soir, je me suis senti pris d’un malaise général, avec toux, abattement et fièvre ; je suis allé me coucher en rentrant et ce matin, je n’ai pu arriver à me lever ; j’ai du garder la chambre ; je pense que c’est une grippe et que je me suis refroidi hier ; cela va un peu mieux cet après-midi, mais je suis désespéré de ce contretemps fâcheux, qui m’a empêché de suivre à sa dernière demeure mon fidèle camarade et de prier pour lui à la funèbre cérémonie de son enterrement. Je pense que de nombreux anciens du 226e [2] y auront assisté, et c’est avec joie que je me serais placé parmi eux ; je crois que si j’avais été sur place, ne m’eût pas pu empêcher de rendre à mon ami le suprême hommage d’assister à sa sépulture ; ce n’est que le long voyage, que je ne me sentais pas la force d’entreprendre ; c’est une belle figure de Soldat de la Grande Guerre qui disparaît, une noble carrière d’homme, à l’âme élevée et pure qui s’arrête ; il nous laisse de grands souvenirs, et ses anciens camarades le pleureront et garderont sa mémoire ! Veuillez recevoir, Madame, dans cette lettre, les sentiments émus de douleur et de condoléance que j’aurais voulu vous transmettre de vive voix, ainsi qu’à Mademoiselle votre fille[3] et à votre beau-frère[4]. A mon passage –de date bien imprécise- à Paris, je me permettrai d’aller vous faire visite pour parler avec vous du cher défunt. Ma femme vous prie d’accepter les témoignages de sa grande sympathie.

Signé A. Hanns

condoléances F  jointe à la lettre, une carte de condoléances de Mme Hanns

 

Condoléances de Jeanne Herscher-Clément, envoyées à Denise, fille aînée de Lucien :

Chère Mademoiselle,

Votre triste faire-part m’arrive si peu de temps après notre rencontre du « Lasso » que je m’en voudrais de répondre par une simple carte à l’annonce de ce grand deuil que vous saviez, hélas, si proche !

Je comprends si bien votre peine que je viens vous le dire en toute simplicité, et vous assure, en même temps, de ma sympathie fidèle et de mes prières unies aux vôtres.

Tout à l’heure, j’ai vu Oskomon (car notre concert est dans deux jours) et comme je lui disais votre peine, il m’a chargé de joindre à ma lettre une carte de bien sincères condoléances.

J’espère vous revoir avant que vous ne quittiez Paris et je vous renouvelle, chère Mademoiselle, l’assurance de ma pensée la plus fidèle et la plus sympathique.

Signé J. Herscher-Clément

 

1937 Jeanne Herscher Clément  immeuble Ernest Herscher 39 rue Scheffer Paris 16e

 

               Un portrait de JeanneHerscher-Clément dédicacé à Denise         un immeuble de l'architecte  Ernest Herscher, rue Schaeffer à Paris

1933 05 16 Oskomon1  Oskomon danseur

 

               Le chef indien Oskomon 

Condoléances de Line Vautrin[5] à Denise :                                       1-12-37

Ma chère Denise,

C’est avec grande tristesse que j’ai reçu le faire-part de la mort de votre pauvre père.

Je trouve cela d’autant plus navrant que vous aviez eu la joie de le sauver de la terrible opération qu’il avait eu le courage de subir, et j’étais heureuse à la pensée qu’il allait mieux.

Ma pauvre Denise, je comprends quel chagrin vous devez éprouver car j’ai connu il y a dix ans pareille épreuve.

Dites bien surtout à votre mère que je comprends sa peine car j’ai le spectacle de maman qui fut si triste pendant de longues années et je sais ce que c’est qu’une mère qui perd un mari.

Je lui envoie toutes mes bonnes pensées car je la plains de ne pas avoir Simone auprès d’elle et d’avoir la perspective de vous voir vous éloigner aussi. Heureusement que vous êtes encore près de votre maman.

Je regrette de n’avoir pu aller à l’enterrement mais je suis complètement esquintée par l’effort fourni à l’exposition depuis 4 mois[6] et celui que je dois faire durant tout le mois de décembre dans mon magasin 41 rue de Berri[7].

Depuis 3 jours, j’ai une crise nerveuse à l’état latent car j’ai de grosses responsabilités, avec l’installation de ce magasin et des difficultés pécuniaires s’y rapportant.

Je suis donc restée ce matin dans mon lit jusqu’à midi pour me soigner.

Maman, d’autre part, n’a pu se déranger, car elle mettait au courant ma secrétaire qui, ce matin même, entrait chez nous et dont il fallait s’occuper. Maman me donne bien des inquiétudes avec son cœur qu’elle ne veut pas soigner et qui la fait souffrir.

Si je puis faire quelque chose pour vous, dites-le moi ! Naturellement, je n’oserais pas vous inviter à l’inauguration à moins que vous m’écriviez un petit mot avant le 7.

Je ne sais jamais s’il vaut mieux laisser les gens dans leur tristesse, ou s’il est préférable de les inviter afin de leur changer le moral, je regrette seulement que cette convocation de la presse n’ait lieu dans 5 ou 6 mois.

Croyez, ma chère Denise, que je prends bien part à votre peine, surtout en pensant au moment où vous retrouverez, ainsi que Madame Proutaux, la maison vide.

Maman se joint à moi pour vous envoyer nos meilleures amitiés à partager avec votre mère.

Bien sincèrement,                                                     Line

 

1938 Line Vautrin   1937 09 24 miroir en talosel de Line Vautrin

Line Vautrin en 1938                                                     Un bijou de Line Vautrin en "talosel"

expo Paris 1937 clôturée le 25 novembre   Line Vautrin y exposa du 25 mai 1 au 25 novembre 1937.

 

Lettres d’Amrita Sher-Gil[8] à Denise

Novembre 1937

La maladie de votre père a du être terrible pour vous tous. Il semble être un homme extraordinairement courageux.

Est-ce qu’on a du lui couper le bras ?

C’est tragique.

 

Ma chère Denise                                                                                                                           13 juin 1938

Il y a longtemps que je voudrais vous écrire. D’abord, de vous souhaiter une vie heureuse (je crois que vous l’aurez, au fond), ensuite de vous dire que je ne viens pas en France.

 

1932 amrita  1932 Paris Amrita & Denise

                                             Amrita Sher-Gil                             Année 1932       Denise & Amrita à la piscine Molitor à Paris

 

1937 11 & 1938 06 13 Amrita à Denise extraits de lettres d'Amrita

 

Lettre d’Indira Sher-Gil[9] à Denise

6, Raisina Road (Delhi)

6-3-38

 

Ma chère Denise

Pardonnez-moi, je vous en prie, de ne vous avoir pas écrit avant, mais je deviens de plus en plus paresseuse. J’ai commencé au moins vingt fois de vous écrire, et après quelques lignes, je me suis arrêtée, sans pouvoir le finir ; d’ailleurs, il commence à faire tellement chaud que je ne peux plus rien faire. Je m’étends sur un lit, et je ne m’occupe ni de la maison, ni des domestiques ; tout au plus, je prends un livre et je lis un tout petit peu.

Je ne saurais vous dire combien j’étais navrée par la triste nouvelle, la mort de votre père, quel terrible choc pour vous tous… (…)

 

1931 amrita denise indira  1932 06 the painting with its models and painter

 

                             1931, Paris, Amrita, Denise & Indira                                        juin 1932, Amrita peint Indira et Denise, toile exposé au Salon des 

                                                                                                  Beaux-Arts de Paris de 1933 et conservée au musée national des Beaux-Arts de Delhi.

1938 03 06 lettre à Denise & signature extrait de lettre d'Indira



[1] Le docteur Hanns est cité à multiples reprises dans les Mémoires de Lucien : voir les 6, 13 et 26 août, 13, 27 et 28 septembre, 2 octobre 1914, 16 mars, 20 mai, 4 juin, 10 août et fin octobre 1915, 6 avril, 10 novembre 1916 et le 19 juillet 1918 et en appendices : lettre du Docteur Hanns du 10 janvier 1930, ainsi que le voyage de la Pentecôte 1935.

[2] 226e Régiment d’infanterie, dans lequel Lucien et le docteur Hanns ont commencé la guerre, en août 1914. (NDLR)

[3] Il s’agit de Denise, la fille aînée, qui fit avec son père le voyage sur les traces de la guerre en Alsace et Lorraine, en juin 1935, pour la Pentecôte. (NDLR)

[4] Maurice Proutaux, frère aîné de Lucien. (NDLR)

[5] Line Vautrin, née le 28 avril 1913 à Paris où elle décède le 12 avril 1997, est une artiste française, designer, créatrice de bijoux et d'objets de décoration. Tout au long de sa vie, elle refuse de soumettre son inspiration aux exigences de la mode contemporaine et fabrique des milliers d'objets, dont les « sorcières », miroirs circulaires convexes, au pourtour souvent décoré au moyen de « talosel ». En 1992, elle reçoit le Prix national des Métiers d’Art pour ses recherches sur les techniques de décoration. Elle décède brutalement d’un arrêt cardiaque le 12 avril 1997, deux ans avant sa rétrospective au musée des arts décoratifs de Paris.

[6] Line Vautrin assoit sa renommée lors de l’Exposition universelle de Paris en 1937 où elle tient un stand. Elle y présente une collection diversifiée reprenant ses célèbres boutons en bronze, mais aussi des colliers, des bracelets, des boucles d’oreilles ainsi que de nombreux autres accessoires de modes. Sa collection reçoit un certain engouement

[7] En 1937, à l’âge de 28 ans, elle ouvre sa première boutique non loin des Champs-Élysées, un petit local situé rue de Berri.

[8] Amrita Sher-Gil, née le 30 janvier 1913, morte le 5 décembre 1941, est une peintre hongroise- indienne. Amrita Sher-Gil est née à Budapest, en Hongrie,  de Umrao Singh Sher-Gil Majithia, aristocrate sikh et érudit en sanskrit et en persan, et de Marie-Antoinette Gottesmann, une chanteuse d'opéra juive hongroise.  À seize ans, Amrita navigue vers l'Europe avec sa mère pour se former comme peintre à Paris, d'abord à l’académie de la Grande Chaumière, puis à l’atelier de Lucien Simon où elle rencontre Boris Taslitzky et à l'École des beaux-arts, de 1930 à 1934. Elle réalise surtout des portraits dans un style proche du postimpressionnisme et du réalisme d’entre-deux-guerres. Ses premiers tableaux sont marqués par l’influence significative des modes occidentales sur la peinture, en particulier celles pratiquées dans les cercles bohèmes de Paris, dans le début des années 1930. À partir de 1934, son style est plus dépouillé et plus introspectif, elle s'interroge sur son identité, sur sa culture, sur les traditions de l'art indien, et décide de revenir en Inde

[9] Jeune sœur d’Amrita, Indira vécut de 1914 à 1975. Elle épousé Kalyan Sundaram, fonctionnaire indien, premier Secrétaire juridique de l’Inde indépendante et est la mère du metteur en scène Vivan Sundaram.

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8 décembre 2019

Réactions après le décès: le docteur Weiss et Jean Droit

Faire-part de décès de Lucien Proutaux:

1937 12 01 faire-part décès Lucien

1937 11 27

Réactions au décès de Lucien :

 

1937 12 01 carte de condoléances Dr Weiss (1)  1937 12 01 carte de condoléances Dr Weiss (2)

 

 L’éloge funèbre : Discours prononcé par Monsieur le Docteur Weiss[1], président de l’association des Mutiles de Clichy, sur la tombe du capitaine honoraire de réserve Lucien Proutaux, le 1er décembre 1937.

1937 12 01 présentation discours

« Mesdames, Messieurs, mes chers camarades,

Au nom de l’Association des Mutilés Réformés et Veuves de Guerre de Clichy, j’apporte le douloureux témoignage de notre profonde et affectueuse amitié à notre ami Proutaux.

Quoique –depuis longtemps- sa mort n’était plus qu’une question de semaines, et même de jours, la volonté de notre ami en a retardé l’échéance jusqu’à l’extrême limite de la résistance humaine.

Proutaux était un ami sûr et fidèle qui avait su gagner l’estime, la sympathie et le respect de tous.

Pour nous, il symbolisait le devoir, d’honneur et d’amitié, dans tout ce que ce mot peut avoir d’affectueux et d’altruiste.

Avec lui, nous avions fondé cette association de mutilés, dont il était le Vice-président depuis 18 ans.

Ceci nous reporte au lendemain de l’armistice. Il avait eu, à la fin de 1914, aux portes d’Arras, la jambe gauche fracassée par un éclat d’obus.

Après un long séjour à l’hôpital, inapte à tout service armé, il fut affecté au G.Q.G.[2] jusqu’à la fin de cette longue et interminable guerre.

Sa belle conduite lui avait valu la Croix de Guerre et ensuite la Croix de Chevalier de la Légion d’Honneur.

Dans notre association, il fut toujours un ardent défenseur des anciens combattants et des victimes de la guerre, et il fit entendre sa voix, à différentes reprises, soit au Comité de la Flamme[3], où il représentait notre association, soit à la section de Clichy des Pupilles de la nation où il occupait également les fonctions de vice-président.

Sa physionomie était bien connue à Clichy –appuyé sur une canne, il marchait péniblement, la jambe gauche, raidie, ankylosée, sans jamais laisser paraître sa souffrance.

Car il souffrait… Il souffrait constamment de sa blessure.

Il souffrait physiquement, par les douleurs qu’elle provoquait, et par les complications, qui, depuis plus de six ans, n’ont cessé de l’aggraver. Il souffrait moralement –je le sais bien- lorsqu’il constatait avec angoisse les progrès et les ravages de cette blessure effrayante.

Jusqu’au dernier moment, il a continué son travail.

Et il a fallu qu’il fût terrassé par les avancées de ce mal qui rongeait sa jambe et empoisonnait tout son organisme, pour qu’il consentît à rester chez lui.

Mais il était trop tard.

Le mal avait fait des progrès tels que tous les soins devaient demeurés impuissants.

Au début de mars, arrivé à l’extrême limite de ses forces, sentant la vie l’abandonner, il accepta de subir la désarticulation complète de la hanche gauche.

Mais une opération aussi grave s’accompagne toujours d’un choc extrêmement violent et redoutable –et, devant sa grande faiblesse- voisine de la mort- on dut lui faire une transfusion de sang.

Cette transfusion, qui n’aurait eu aucun résultat fâcheux chez un patient normal, eut, chez lui, les conséquences les plus déplorables. Il s’en suivit une gangrène du bras qui avait été le siège de la transfusion, et pour éviter une extension mortelle de ce nouveau mal, force fut de lui amputer le bras gauche au-dessus du coude.

Il supporta avec vaillance ces opérations extrêmement graves et cruellement douloureuses.

Et nous avions eu la grande joie de le voir se rétablir quelque peu, au point que nous –qui avions perdu toute espérance- nous finissions, malgré nous, devant son courage indomptable, à reprendre quelque espoir.

Hélas, cet espoir devait être de courte durée.

Complètement épuisé par les souffrances et l’aggravation continue d’un mal implacable qui –parti de la jambe- avait gagné tout son organisme. Il expirait doucement, le 27 novembre à 23 heures, au milieu des siens.

Si nous avons rappelé son héroïsme pendant la guerre, si nous avons exalté son dévouement à la cause des anciens combattants et des victimes de la guerre, si nous avons dit son courage et sa volonté devant la maladie et la mort, il est impossible de taire ses grandes qualités d’époux et de père.

Quelques jours avant sa mort, il nous disait, alors que personne de sa famille n’était là pour entendre, qu’il pleurait la nuit, lorsqu’il était seul, en songeant à l’avenir.

Et cependant, il était heureux à la pensée que ses deux filles avaient trouvé des maris tels qu’il le souhaitait.

Il s’est endormi, laissant parmi nous, le souvenir ineffaçable qui peut s’attacher à un homme qui n’a eu dans la vie d’autre but que d’accomplir son DEVOIR.

Adieu, mon cher ami. Vous nous laissez le plus bel exemple qu’un ancien combattant puisse léguer à sa famille, à ses amis et à ses camarades de la guerre.

Au nom des camarades de notre association que vous aimiez bien, au nom des camarades des associations sœurs, je m’incline pieusement profondément devant vous. Et au nom de ces mêmes camarades, je prie très respectueusement sa veuve, ses filles et sa famille, d’agréer l’expression douloureusement émue de nos bien vives et sympathiques condoléances. »

Docteur E WEISS ; E.-L. ; Médecin-major de 2e cl. ; 41 ; R. I. C. ; 2 Citations à l'ordre de l'Armée, Chevalier de la Légion d'honneur ; L'Illustration, planche n° 250 ; n° 3830 du 29/07/1916

 

  

Lettre de Jean Droit [4] à Denise Proutaux   

1938 01 22 lettre p1

    

                       22 janvier 1938

Mademoiselle

            Merci de tout cœur d’avoir pensé que ce souvenir me serait précieux. Il va rejoindre les autres, de la même époque. Les autres, si lointains, si estompés déjà, mais auquel un malheur aussi récent et cruel que le vôtre vient rendre toute leur triste jeunesse.

            Nous gardons la joie d’avoir pu revoir votre père. C’est à vous que nous le devons et il ne faut pas nous remercier.

            C’est Coudert (sergent) architecte, 17 boulevard Rochechouart, qui a eu l’idée et s’est chargé des fleurs. Et je suis sûr (si ce n’est fait) que le souvenir que vous avez bien voulu m’adresser, lui serait bon.

            J’espère vivement, Mademoiselle, que notre unique rencontre se renouvèlera. J’ai noté votre adresse, et à ma prochaine exposition, je ne manquerai pas de vous écrire.

            Veuillez, je vous prie, pour vous et Madame votre Mère, l’expression de mon respectueux et fidèle souvenir.

                                                                                              Signé : Jean Droit

                                                                                              Le 22 janvier 1938

Jean Droit en 1957 une photo de Jean Droit en 1957 en habit de scout.

Immeuble Art Deco Rue Beaubourg n°82 A Immeuble Art Déco au 82 rue Beaubourg édifié en 1923 par l'architecte A. Coudert cité dans la lettre de Jean Droit.



[1] Les années de guerre, à propos du Dr E. Weiss : Les combats de septembre et d’octobre 1915 ont amené dans nos « hôpitaux » de nombreux blessés, suscitant une augmentation du nombre des décès à Clichy. Le bruit court que le docteur Weiss aurait été grièvement blessé à la mâchoire. Quelque temps après, nous en avons la confirmation, le docteur est en traitement à Paris. Au cours d’une attaque, lors d’un bombardement intense, il a remplacé un médecin auxiliaire et sur la ligne de feu il a été grièvement blessé à la tête. Le 19 octobre, le docteur Weiss est décoré de la Légion d’honneur. (in https://www.ville-clichy.fr/98-centenaire-grande-guerre-14-18-clichy.htm )

Vers 1916, on trouve la trace d’un certain WEISS (Edouard), Hôpital Ecole Polytechnique, 5 rue Descartes, Paris Ve.  (Bulletin de l’Association Nationale des Mutilés de Guerre, fondée en 1915). (NDLR)

[2] G.Q.G. : Grand Quartier Général de l’Armée Française. (NDLR)

[3] « La Flamme sous l'Arc de Triomphe, Flamme de la Nation » est une union d'associations régie par la loi du 1er juillet 1901. Elle regroupe environ 500 associations : associations d'anciens combattants mais pas seulement. Toute association, fédération ou fondation peut présenter sa candidature de membre à la Flamme, au vu des documents de déclaration en préfecture. Tout dossier de candidature doit comporter notamment une description de son objet, de son but et de la composition de ses membres. L'association a pour but raviver quotidiennement, au crépuscule, la Flamme sur la tombe du Soldat inconnu et plus généralement d'entretenir sa mémoire c'est-à-dire la mémoire de tous les combattants français et alliés tombés au champ d'honneur. Le général d'armée (2S) Bruno Dary est, depuis décembre 2012, président de « La Flamme sous l'Arc de Triomphe, Flamme de la Nation ». Le conseil d'administration de l'association est formé de 30 membres, femmes et hommes, issus des associations adhérentes. (NDLR)

[4] Concernant Jean Droit, il est cité à maintes reprises dans les souvenirs de Lucien Proutaux au cours des cinq années de guerre et un article lui a été également consacré. Se référer aux éléments suivants : 25 août 1914, 28 août 1914, 5 octobre 1914, 9 octobre 1914, 15 octobre 1916 (retour de Verdun), fin mars 1918. (NDLR)

5 décembre 2019

L'agonie

A partir de juin et jusqu'à décembre 1937, nous assistons à la rapide dégradation de la santé de Lucien, dans d'atroces souffrances.

Lettre de Denise à Philippe,                                                             Un mercredi de juin 1937

Hier Papa n’était pas mal, seulement fatigué à cause du pansement. Les plaies se cicatrisent avec une extrême rapidité. Seul son cœur est un peu embêtant.

 

Lettre de Denise à Philippe                                                              Ce 24 septembre (1937)

… Du côté de Papa, la situation est toujours inchangée. Il était bien aujourd’hui et mal hier. Au fond, depuis qu’il est ici, ça n’a fait aucun progrès et je doute qu’il puisse s’en tirer jamais…

 

Lettre de Denise à Philippe                                                                       Vendredi 18 novembre 1937

Phil, mon amour chéri,

Tu dois être rentré à Brest et avoir trouvé ma lettre. Alors, tu es au courant pour papa. C’est affreux, tu sais. Maintenant, c’est une question de semaines – peut-être moins. Il souffre moins, il est si faible. Sa pauvre tête est presque transparente et son bras est si maigre.

Et le plus triste, c’est qu’il le sait qu’il va mourir. Il me l’a dit ce soir, comme j’étais seule avec lui. A propose de Simone, qu’il ne reverrait plus. Je l’ai embrassé, je lui ai dit :

-          Tu sais que nous serons heureuses.

Il m’a répondu :

-          C’est ma seule consolation.

Mais c’est bien dur tout de même.

Oh Phil, c’est abominable, ça recommence comme l’an dernier, et il se rendra compte de tout, jusqu’à la dernière minute.

Ecris-moi, je t’en prie. Ne fais pas comme au mois de février. Envoie-lui des cartes aussi, si tu savais comme il est content quand il reçoit des lettres. Et il t’aime beaucoup aussi, il me parle de toi tous les jours. Ce soir, il me disait encore combien tu avais impressionné ce brave docteur Weiss. Il n’en est pas revenu, il était hier ici et il répétait à Papa :

-          Votre fille sera sûrement très heureuse. C’est impossible que toute la franchise et toute la sympathie qui se dégagent de ce garçon n’existent pas réellement !

Et papa ajoutait :

-          Ce n’est pas pour diminuer Rosé, qui est un brave garçon, mais vraiment il n’existe pas à côté de Philippe.

Et comme je protestais mollement :

-          Tu ne vas pas dire que son physique ne plaide pas en sa faveur !

Je t’assure, si tout n’était pas aussi triste, je ne pourrais m’empêcher de rire en voyant ce pauvre Rosé réduit à l’état de tête de Turc depuis ton entrée dans la famille.

Car mon oncle, pour être moins explicite, n’en est pas moins éloquent à ce sujet.

Enfin, je n’ai pas envie de plaisanter. Je suis épouvantée au contraire en songeant aux jours qui viendront. Ecoute : pourrais-tu obtenir une permission s’il était mourant ? Pourrais-tu venir immédiatement si je t’envoyais un télégramme ? Parce que je suis sûre que ce serait un grand bonheur pour lui s’il te voyait à côté de moi à ce moment-là. Tout mon espoir est qu’il « tienne » jusqu’à Noël, mais il semble si fragile ! Sûrement, si le commandant Bonnot le demandait pour toi, on te laisserait venir. Veux-tu me donner son n° de téléphone ? A moins que tu sois sûr d’obtenir la permission tout seul. Autrement, et comme les instants seront comptés à ce moment-là, je téléphonerai à Madame Bonnot en même temps que je t’enverrai un télégramme.

Autre chose : il n’ pas encore son titre définitif de pension à 100% ! Comme il a le titre provisoire et que maman peut toucher l’argent quand même, ça n’aurait pas grande importance. Seulement, s’il avait le titre définitif, il monterait automatiquement en grade dans la légion d’honneur et serait fait officier (c’est obligatoire). Ça a l’air plein d’ironie en pensant qu’il est mourant, mais j’ai réfléchi que ce serait le Dr Weiss (il est officier lui aussi) qui lui apporterait cette rosette, comme il est son ami, ça lui ferait peut-être quand même un petit plaisir. Je voudrais tant qu’il ait quelques bonheurs avant de mourir, lui qui en a eu si peu dans sa vie… Est-ce que tu crois que William Bertrand pourrait faire réellement quelque chose, immédiatement ? Parce qu’il ne s’agit pas que ça arrive après sa mort. Mais il ne faudrait pas que lui, ni maman, n’aient à s’occuper de quoi que ce soit. C’est, je crois, seulement une question de dossier à avancer, puisqu’ils ont admis les 100%. Je t’assure, ça m’ennuie beaucoup de demander ça à tes parents, je n’en ai du reste pas parlé à la maison. Enfin, fais comme tu voudras là-dessus.

Ensuite, je veux te demander un conseil sur une chose beaucoup plus grave. Simone ne sait pas exactement l’état de papa, elle ne sait pas qu’il est mourant. Je pense que maintenant on n’a plus le droit de le lui cacher (Il tousse en ce moment, ça me fait mal de l’entendre…) Dois-je lui écrire en lui disant toute la vérité ? Alors, elle viendra peut-être, peut-être même par avion. C’est une responsabilité pour moi, mais il serait si heureux. Hier, quand il a reçu sa lettre, il l’a gardée une heure dans ses mains… Réponds-moi vite, j’attends pour lui écrire d’avoir ta réponse. Le prochain courrier par avion est vendredi (Malheureusement, c’est trop tard pour celui de cette semaine). Si elle part, elle le fera immédiatement, après ma lettre et peut être ici dans 20 jours (pourvu qu’il soit encore vivant). Par paquebot, elle serait ici vers la Noël.

Le docteur Lehmann, il y a un mois, a dit : « Il en a pour deux ou trois mois. »

(Si seulement j’avais su ça plus tôt. Mais ici, on n’est jamais fichu de rien savoir. Il y a trois jours que je sais qu’il est perdu).

Phil chéri, que dois-je faire ? Il me semble que je dois écrire.

Il a toujours envie de tousser, ça l’empêche de dormir. C’est horrible. Réponds-moi, je vais me coucher, je suis dans un drôle d’état, bien que je sois très calme quand je suis avec lui.

 

Lettre de Denise à Philippe                                                  Paris, mardi 23 novembre 1937

Je suis sans courage pour t’écrire, parce qu’aujourd’hui je sais une chose encore plus affreuse que tout le reste. Depuis trois jours, papa souffrait énormément de sa jambe –celle qui reste- Le pied était déjà très froid. Le docteur Weiss est venu aujourd’hui et a dit que c’était le début de la gangrène –la même chose qu’au bras.

Maintenant, je ne crois pas qu’il puisse rien arriver de pire.

Il n’y a plus rien à faire qu’à tâcher d’atténuer ses souffrances en lui administrant des piqûres de morphine et d’opium. Comme cela, il sera toujours à demi assoupi et ne sentira pas trop le mal.

Et tu sais, il peut vivre encore quelque temps !

Naturellement, il se demande pourquoi sa jambe le fait ainsi souffrir, maintenant que son bras va bien. Il disait cet après-midi :

-          Il y a vraiment de quoi perdre son courage avec toutes ces complications. Je finis par me demander si j’en sortirai jamais ?

On va lui cacher sa jambe qui commence à devenir violette. Pourvu qu’il ne s’en aperçoive pas.

Pour le bras, ça avait duré quinze jours. Ça durera peut-être le double. Heureusement, depuis deux nuits, j’avais commencé à lui donner du Gardénal en cachette de maman, qui s’entêtait à ne pas vouloir augmenter la dose. Comme si autre chose avait de l’importance que l’empêcher de souffrir !

Je t’en prie, envoie-lui une ou deux cartes. Pourquoi ne l’as-tu pas fait déjà ?

Pour Simone, j’ai l’intention de lui écrire jeudi en lui disant toute la vérité. Nous aurons, je pense, une lettre d’elle demain, elle sait maintenant qu’il a le bras coupé. Je ne peux pas lui demander de venir, je n’en ai pas le droit, tu sais, cela fait une somme énorme d’argent, le voyage aller et retour[1]. C’est à elle et à Rosé de décider ce qu’ils doivent faire.

En plus de cela, si elle revient maintenant, elle risque de le trouver mort. Je ne crois pas qu’il vive plus d’un mois, je l’espère ! Alors, il faudrait qu’elle vienne par avion, là, elle arriverait peut-être assez vite, car elle pourrait être ici dans quinze jours. Si seulement, j’avais su la vérité il y a deux semaines.

J’ai eu l’intention d’aller voir le docteur Lehmann, mais après aujourd’hui, je considère ça comme tout à fait inutile. Que pourra-t-il me dire ? Les médecins ne sont pas des devins, il lui est impossible de savoir si papa sera encore vivant dans un mois.

Il sent encore sa jambe. Dans quelques jours, il ne la sentira plus et ne pourra plus la remuer. Quelle horreur !

Mon chéri, je ne voudrais pas que cela t’empêche de travailler. Pense que dans quelques semaines, je n’aurai plus que toi sur la terre. Mon Dieu, je me demande si toute une vie de bonheur pourra me faire oublier cette chose atroce.

J’ai tellement mal à mon cœur que j’en étouffe. C’est surtout la nuit que c’est terrible.

Enfin ! Le plus dur n’est pas fait. Je t’embrasse de toutes mes forces.

                                                                                              Denise

Toujours prévoyante, ma tante[2] se faisait des blouses noires cet après-midi !

 

1937 10 11 les derniers mois  le film des dernières semaines

 

Lettre de Denise à Philippe                                                  Paris, jeudi 25 novembre 1937

C’est la fin. Je ne crois pas qu’il puisse vivre encore beaucoup d’heures. Je voulais t’envoyer un télégramme après le déjeuner, mais je ne crois pas que ce soit pour tout de suite encore. Peut-être demain.. cette nuit, je le veillerai avec maman.

On a envoyé un câble à Simone en lui disant que ses jours étaient comptés. Avec l’avion, elle pourrait être ici mercredi. Mais ce sera trop tard … son pied commence déjà à noircir.

Ils[3] n’ont absolument rien compris à son état. Hier, le docteur Lehmann a reçu une lettre de Lucien demandant si on pourrait l’appareiller.

Phil chéri, c’est terrible. Et tu sais, quand il sera mort, il n’y aura plus d’argent à la maison.

Et pourtant, il a tellement souffert que je ne peux m’empêcher de désirer que la mort le prenne vite.

Il souffre toujours. C’est terrible.

 

Télégramme de Denise à Phil                                                                                 26/11/1937

De Clichy-la-Garenne

Papa mourant c’est une question d’heures peux-tu venir il a encore sa connaissance si tu viens maintenant peux-tu rester pour les obsèques viens je t’en prie Denise

Monsieur Philippe Dyvorne

Aspirant Cuirassé Lorraine

Brest

 

Lettre de Denise à Philippe                                                               Jeudi 2 décembre 1937

…Je profite d’un moment de solitude pour t’écrire. C’est le premier depuis ce matin !

Je suis contente que tu sois parti dimanche. Depuis, il n’y a eu que des choses pénibles et choquantes pour moi, mais je veux être courageuse…

Tu sais, papa n’avait pas changé du tout avant qu’on l’enlève. Je l’ai vu plusieurs fois le matin. Pendant la mise en bière, je me suis enfermée dans la salle à manger. Devine ce que m’a dit mon oncle[4] en sortant de la chambre (non, tu ne devineras pas, parce que c’est trop beau, trop « comédie de mœurs bourgeoises », ça a l’air inventé exprès) :

-          Enfin, ma chérie, tu peux être assurée qu’il a un beau cercueil (!!!)

Et maman, hier matin, quand nous sortions de la maison avec le convoi (il y avait beaucoup de fleurs, beaucoup de monde dans le cortège et dans les rues) :

-          Au moins, il aura un bel enterrement (!!!)

Evidemment, tu as raison, quand tu dis que chacun ne voit pas la vie de la même façon…

… Maman prend sa nouvelle situation très bien. Elle est seulement un peu fatiguée, mais maintenant, elle pourra se reposer. Ce qui l’ennuie surtout, c’est qu’elle ne sait pas ce qu’elle va devenir.

A ce propos, j’ai pensé que ta mère n’avait pas écrit à William Bertrand[5] (c’est elle qui me l’a dit). Je pourrai peut-être me rendre au rendez-vous qu’il me donnera. Il ne peut rien faire pour la légion d’honneur de papa, mais il peut peut-être s’arranger pour que la pension de Maman soit rapidement réglée. Ensuite, on donne encore parfois des bureaux de tabac aux victimes de la guerre. Naturellement, il ne s’agirait pas pour elle de le tenir, mais elle le ferait gérer et ça rapporte quelques mille francs. Et ça, je pourrai en parler à William Bertrand, parce que sans protection, on n’obtient rien du tout. Qu’est-ce que tu en penses ?

… Je t’assure que ça ne m’amuse pas beaucoup de jouer un rôle de solliciteuse. S’il y a une chose dont j’ai horreur, c’est bien de ça. Mais que faire ? Si je pouvais éviter qu’elle soit à la charge de ses sœurs, je tenterais bien cela.

Lucien Proutaux 1881-1937



[1] Lucien est en poste au Dahomey, comme jeune administrateur colonial.

[2] Jeanne Proutaux, sœur de Julie, la mère de Denise et épouse de Maurice, le frère de Lucien.

[3] « Ils n’ont absolument rien compris » : il s’agit de Simone et Lucien Rosé, qui vivent au Dahomey et ont été tenus à l’écart de l’état de santé réel du père de Denise.

[4] Maurice Proutaux (1876-1956), frère aîné de Lucien.

[5] William Bertrand (1881-1961) , député radical de Charente Inférieure de 1924 à 1939, occupe également, en cette année 1937, les fonctions de Sous-secrétaire d’Etat à la Présidence du Conseil dans le gouvernement Camille Chautemps

 

1 décembre 2019

Les premières alertes, la brusque aggravation

Les années ont passé. Lucien, courageusement, a continué à travailler malgré sa jambe raide, dont il corrigeait la faiblesse avec une simple canne que je conserve précieusement. Les premières alertes concernant une aggravation de sa blessure remontent à 1934. Nous allons voir la progression du mal à travers des lettres échangées entre Denise, sa fille aînée et Philippe, son fiancé. Philippe prépare le concours de Marine Marchande.

 

Lettre à Denise                                                                     Royan, novembre/décembre 1934

Dans ton avant dernière lettre, tu me disais que ton père était allé voir des tas de médecins. Est-ce à cause de sa jambe ? Tiens-moi au courant.

Philippe

 

C’est au début de 1937 que son état s’aggrave subitement :

 

Denise à Phil                                                                                                 8 janvier 1937

Nous avons diné à neuf heures à cause du pansement de Papa.

 

Mercredi 10 mars 1937

Phil[1] chéri,

Je peux t’écrire seulement aujourd’hui. Ça été (sic) plus atroce que tout ce que tu peux imaginer. Enfin, maintenant il est sauvé.

Enfin, je vais tâcher de te raconter tout depuis le commencement, si je peux, parce que je suis encore bien fatiguée. Papa a été opéré samedi à midi. L’opération a duré 1 heure 10 (c’était la désarticulation de la cuisse) et a bien réussi. Mais le chirurgien demandait quarante huit heures pour se prononcer, parce qu’étant donné l’état épouvantable dans lequel était sa jambe, on pouvait craindre qu’il y ait des ganglions à l’intérieur (il paraît qu’il y en avait dans la fosse iliaque, mais pas dans la région lombaire). Il n’avait pas été endormi, seulement anesthésié, il n’a pas souffert, mais il avait toute sa connaissance. Je l’ai vu avant et après l’opération. L’après-midi a été calme et le soir, nous sommes rentrées à la maison bien tranquilles. Le lendemain matin, maman est allée seule à la clinique, parce que j’étais fatiguée la veille au soir. Là, les médecins faisaient le pansement, et constataient qu’il y avait un début de gangrène gazeuse dans la plaie. A partir de ce moment, ils pensaient qu’il était perdu. Quand je suis arrivé à 3 heures l’après-midi, il respirait avec de grandes difficultés et le cœur commençait à flancher. A 4 heures, le docteur Tailhefer (le chirurgien a regardé la plaie. Elle était infectée d’une façon horrible. Alors, il a été obligé de défaire tout ce qu’il avait fait la veille et de trancher dans la chair vive (il lui en a enlevé à peu près cinq cents grammes). Tout cela, sur son lit, sans l’anesthésier, et il avait toute sa connaissance. Il a continué à baisser de plus en plus, son pouls disparaissait. Vers six heures, le chirurgien est venu dire à mon oncle[2] (j’étais avec lui) qu’il avait fait tout ce qu’il était humainement possible de faire. Alors, mon oncle lui a demandé de tenter la transfusion du sang, et on a téléphoné pour avoir une donneuse. A ce moment, j’ai été voir papa, il se refroidissait déjà. La transfusion du sang a duré une heure et demie ! il n’avait plus une goutte de sang dans les veines (du reste, le chirurgien la tentait pour qu’on ne puisse pas lui dire qu’il avait négligé quelque chose pour le sauver, mais il était désespéré). Il a été obligé de lui taillader le bras, et finalement, il lui a coupé une artère. Mais ça a duré une heure et demie avant, toujours sans anesthésie. Il ne s’est pas plaint une seule fois pendant tout ce qu’on lui a fait. Les infirmières ne pouvaient plus rester tellement c’était horrible. Il avait trois médecins autour de lui. Après la transfusion, le chirurgien est parti, il n’osait même pas me regarder (c’est un très chic type, et il lui a fallu beaucoup de courage pour tenter une opération comme celle-là). Nous avons emmené maman prendre quelque chose, elle était comme une loque. Je lui ai dit qu’elle devait encore avoir du courage pour papa qui avait toute sa connaissance.

Au retour, elle est allée le veiller. Je savais déjà qu’il était perdu depuis le début de l’après-midi. Son infirmière m’avait demandé s’il fallait aller chercher un prêtre, et j’avais entendu le chirurgien dire en partant : « Ses mains sont déjà froides ». je suis restée au début de la nuit dans le salon avec mon oncle et ma tante[3]. Mais ils parlaient tout le temps de papa comme s’il était déjà mort, et mon oncle pleurait comme une fontaine et avait des suffocations. Ils m’énervaient tellement que j’ai été trouver l’infirmière de nuit, une brave fille très pieuse et d’un dévouement à toute épreuve. Elle m’a fait étendre sur un lit près de la chambre où agonisait papa, et m’a promis de venir me chercher au dernier moment pour qu’il me voie avant de mourir. On ne lui avait pas dit que j’étais restée pour éviter de le frapper parce qu’il avait toute sa connaissance. Il était déjà froid, et on ne trouvait plus son pouls. Maman était assise près de lui et ne devait pas lui montrer ce qu’elle ressentait puisqu’il voyait tout et parlait comme une personne normale. Il avait des nausées continuelles, qui le faisaient souffrir atrocement. Maman le veillait avec un courage extraordinaire, elle réussissait à lui parler avec calme. C’était inhumain de souffrir comme cela. L’infirmière de nuit m’a dit : « Il mourra vers 1 heure, ou 3 heures. C’est généralement à ce moment que cela se produit. » C’était affreux, tu sais. Parce que seulement là, j’ai compris tout le courage qu’il avait eu, et le martyre qu’il endurait depuis vingt-deux ans. Il paraît qu’une jambe aussi décomposée que la sienne, on n’en avait jamais vue, et il y a un mois, il s’en servait encore pour aller travailler ! alors, de penser que jusqu’à la dernière minute, il aurait été martyrisé et souffrirait, c’était trop affreux. Vers quatre heures, il vivait toujours et semblait être assoupi. L’infirmière m’a donné une blouse et un voile pour qu’il ne me reconnaisse pas, et que je puisse le voir. Elle est entrée dans la chambre la première. Alors, il a dit : « Qui est-ce qui marchait auprès de vous ? » et je n’ai pas pu entrer. A cinq heures, comme on s’attendait à le voir passer d’une minute à l’autre dans un vomissement, elle s’est décidée à lui dire que j’étais là. Il parait que sa figure s’est éclairée. Heureusement, j’avais mis de l’eau sur mes yeux et rassemblé tout mon courage, parce que lorsque j’ai été près de son lit, il a allumé l’électricité pour être sûr que c’était moi. Phil, c’était un cadavre ! Il avait le tour des yeux bruns-noirs, et la figure olivâtre. Il était couvert de sueur. Son front, ses bras, étaient froids. Seuls, ses yeux et sa voix vivaient. C’était affreux, je ne pourrai jamais oublier ça. Il vomissait un liquide noirâtre et j’ai pensé : « du sang ». L’infirmière aussi le croyait. Et il entendait et voyait tout, et quand on pensait qu’il était mort, il nous parlait !

Maman a envoyé chercher un prêtre pour lui donner l’extrême-onction, elle a fait demander le curé de Clichy, qu’il connait, pour moins l’impressionner. Il est arrivé à 8 heures. Il (papa) avait retrouvé un peu de force, et il a récité le pater noster et l’ave Maria. C’était moi qui tenais la boite des Saintes Huiles. Quand le prêtre est parti, je suis restée un petit moment seule avec lui. Alors, je lui ai demandé si maman lui avait dit que nous devions nous marier. Il m’a dit : « non », et il a eu l’air content. Il m’a demandé quand cela se ferai, si ce serait l’année prochaine. Puis, il a voulu que je l’embrasse. Ensuite, il est tombé encore plus bas. Entre 9 et 10 heures, il ne remuait plus, respirait imperceptiblement et était froid comme du marbre. Au moins trois fois, nous avons cru qu’il était mort, et alors, sa main remuait faiblement ou il ouvrait les yeux. A dix heures, maman, croyant qu’il était à la dernière seconde, a mis sur sa poitrine la photo de Simone[4]. Moi, je ne pouvais plus en supporter davantage (j’étais près de lui depuis cinq heures) et l’infirmière m’a obligée à sortir dans la rue. Au bout d’un quart d’heure, je rentre dans sa chambre, il disait quelques mots à l’infirmière sur la photo de Simone qu’il avait vue sur sa poitrine ! à partir de ce moment, et sans que personne y comprenne rien, les forces lui sont un peu revenues, et le chirurgien, qui revenait à midi et pensait trouver un mort, nous a dit : « Je crois pouvoir vous dire qu’il est tiré d’affaire ». Personne ne sait ce qui s’est passé. La gangrène s’est arrêtée, sa plaie va aussi bien que possible, il n’a pas de fièvre, ni de pouls, et maintenant, il est sauvé. Penses-tu qu’hier, juste vingt-quatre après, il regardait des journaux sur son lit ! Les médecins, les infirmières, personne n’y comprend rien. Il ne s’alimente pas encore, il boit seulement, mais cela, c’est une question de jours.

1937 11 un bras une jambe Lucien...une jambe, puis un bras...

Malheureusement, j’ai bien peur que son bras gauche ne soit perdu. Pour faire la transfusion, il a fallu sectionner une artère, à la hauteur du coude, et comme le sang des artères remonte au cœur, toute la main et le bars jusqu’au coude sont restés privés de sang nouveau. Les doigts sont déjà noirs et on craint la gangrène. Il ne sent plus son bras. Mais il est encore trop tôt pour se prononcer. Seulement, cela le rend très triste, bien que naturellement on lui ait dit que ça reviendrait sûrement. Et aujourd’hui il était très déprimé. Nous n’avons pas quitté la clinique jusqu’à ce soir, nous y couchions, mais comme réellement maintenant il n’est plus en danger, nous sommes rentrées à la maison pour le diner aujourd’hui.

Enfin, Phil chéri, tu peux imaginer ce qu’ont été ces quelques jours. Bien que lorsqu’on ne les a pas vécus, ce soit impossible à imaginer…



[1] Lettre adressée à Philippe Dyvorne (1912-1980), mon père, alors qu’ils étaient fiancés. Ils se marieront en 1938.

[2] Maurice Proutaux (1876-1956), frère aîné de Lucien.

[3] Jeanne Proutaux, née Furet (1873-1946), sœur aînée de Julie. Rappelons que les deux frères ont épousé les deux sœurs.

[4] Simone Proutaux, épouse Rosé (1913-2007), seconde fille de Lucien

4 août 2019

L'été 1935

Lucien profite de son dernier été avant que la maladie ne se déclare, l'année suivante.    1935 Lucien Voici une photo prise au cours de l'année 1935

 Les vacances se passent, comme à l'accoutumée dans la station balnéaire de Royan, chez la tante Marie, soeur aînée de Julie.

1935 Royan Julie & Lucien   1935 Royan Denise & Lucien

 

à gauche, Lucien et Julie son épouse                          à droite, Lucien et Denise sa fille aînée

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1 juillet 2019

Pentecôte 1935 (2ème partie)

Vers trois heures de l’après-midi, nous reprenons la route et piquons directement sur Saulxures-lès-Nancy. C’est à cet endroit que, après un repos ode quelques heures, nous avons dit définitivement adieu à la Lorraine, le 28 septembre 1914, avant de nous embarquer le soir-même, à la gare de Nancy, pour une direction qui nous était alors inconnue et qui devait être l’Artois.

Je me remémore parfaitement les lieux : voici la grande ferme où, au complet, était installée ma compagnie, ainsi que moi-même, et dans la vaste cour de laquelle, devant les hommes en armes et rassemblés pour le départ, j’ai adressé un suprême adieu aux braves qui dormaient de leur dernier sommeil en cette terre lorraine qu’ils avaient si bien défendue. Ah ! que ce jour-là j’avais donc su trouver les paroles qu’il fallait pour toucher les hommes au cœur, car plus de vingt ans après, certains m’ont encore rappelé cette allocution et combien elle les avait émus ! Je ne me savais pas à ce point orateur, mais il est vrai que, quand on laisse parler son cœur, on est toujours éloquent.

Suivant la tradition qui voulait que presque tout le temps, la popote du bataillon soit installée dans mon logement, elle fonctionnait ce jour-là dans cette ferme.

Elle comprenait le capitaine Bérault, commandant le 5e Bataillon, Hanns, le capitaine Durand, commandant la 19e, moi, qui commandait la 18e, Bertin, la 20e et les sous-lieutenants Argant, Goury du Roslan et de Caladon. Cotelle qui, avec sa 17e, était détaché à la défense du « Rembêtant[1] » au moment où l’on avait quitté les cantonnements d’Einville, n’avait pu rejoindre à temps pour embarquer avec nous et une compagnie du 6e Bataillon avait été désignée pour remplacer la 17e.

C’est à la fin de notre déjeuner qui avait été des plus gais car chacun rivalisait d’entrain, que Sirantoine[2], le porte-drapeau, avait apporté au capitaine Bérault les ordres pour le départ et l’embarquement du soir.

Ces souvenirs rapidement évoqués, nous mettons le cap sur Lenoncourt et passons à proximité de la Chartreuse de Bosserville aux cent clochetons –coin réellement délicieux- et à Art-sur-Meurthe.

 Bosserville Pentecôte 1935 Chartreuse

La Chartreuse de Bosserville est une ancienne et importante chartreuse de style classique érigée au XVIIe  siècle en Lorraine, sur une rive de la Meurthe, dans l'actuelle commune d'Art-sur-Meurthe (Meurthe-et-Moselle), au sud de Nancy. (https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4921125 )

Lenoncourt, c’est dans ce village que nous sommes venus nous reposer et nous refaire, au soir du combat si meurtrier de Courbesseaux. Hanns et moi, nous reconnaissons très bien l’entrée du village ainsi que la route qui y accède. Lenoncourt n’a du reste, pas beaucoup souffert et, par cela même, a conservé son aspect de 1914. Nous y avions cantonné plusieurs fois.

De Lenoncourt, nous filons sur Buissoncourt, puis Haraucourt. C’est entre ces deux villages, à deux ou trois cents mètres à l’Est de la route que nous suivons et à proximité immédiate de la tour de Domèvre, vestige certain d’une ancienne abbaye, s’élevant au milieu du petit cimetière de Haraucourt, que j’ai tenu de bien précaires et bien misérables tranchées du 6 au 12 septembre au soir. J’ai passé des heures bien pénibles et bien agitées dans ce petit coin où nous avions l’impression d’être abandonnés du reste des humains !

C’est là qu’un beau matin, alors que je croyais bien que personne ne pensait plus à moi, je vis arriver Hanns brandissant une énorme tranche de melon qui m’était destinée.

C’est également là, ou plus exactement, c’est de l’emplacement même de la tour de Domèvre, qu’occupait Costelle avec la 17e, que j’ai vu des francs-gardes allemandes[3] remonter délibérément vers le Nord, sans doute le 8 septembre, mouvement qui me sembla bien bizarre sur le moment, mais qui présageait le recul général du Boche, consécutif à la victoire de la Marne, que nous ignorions encore. Le lendemain de ce jour ne reparurent plus les trois horribles saucisses qui, au Nord, à l’Est et au Sud, ne cessaient de nous observer depuis le début de notre séjour en cet endroit.

Haraucourt ne ressemble plus en rien à ce qu’il était en 1914. Entièrement détruit, il a complètement été réédifié et l’église nouvelle ne rappelle plus le modeste sanctuaire dans lequel Monseigneur Ruch, aumônier du 20e Corps –avant la guerre, coadjuteur de Nancy, et depuis la paix, évêque de Strasbourg- avait célébré, à la lueur tremblotante de quelques cierges, un service à la mémoire des braves de ce Corps tombés à l’ennemi ; c’est le 30 Août au soir, qu’avait eu lieu cette cérémonie.

Haraucourt ruine église    Haraucourt eglise de nos jours

Ruines de l’église d’Haraucourt (https://journals.openedition.org/lha/240 )     L’église de nos jours (http://patrimoine-de-lorraine.blogspot.com/2016/01/haraucourt-54-eglise-saint-epvre-xvie.html )

C’est dans ce village aussi que j’ai vu pour la première fois celui qui devait conduire les armées alliées à la Victoire, le Général Foch, alors commandant pour quelques heures encore, du 20e Corps. A cette époque, celui qui m’eût prédit que plus de quatre ans après, la fin de la Guerre me trouverait à l’Etat-Major de ce grand chef, m’aurait laissé bien incrédule, d’abord parce qu’il n’était dans l’idée d’aucun de nous que la guerre puisse durer plusieurs années et, ensuite, parce que je n’imaginais pas que je pourrais un jour appartenir à un aussi grand Etat-Major ; je ne pouvais, il est vrai, prévoir qu’une grave blessure me forcerait, à mon grand chagrin, à abandonner définitivement tout espoir de revenir dans la troupe.

Nous traversons ensuite Gellenoncourt, que j’ai vu flamber, et arrivons à Courbesseaux, point culminant de notre campagne du Grand Couronné[4], car c’est là que la 70e Division a pris part à cette rude contre-offensive des 24 et 25 Août 1914.

Je ne retracerai pas les phases du combat, me contentant de dire que notre pauvre régiment y fut cruellement éprouvé et que de toute la campagne, il ne se releva jamais complètement de l’anéantissement presque total de ses cadres qui en fut pour lui le résultat.

En effet, tout ce que le 226e comptait en officiers jeunes et pleins d’entrain, fut presque en entier fauché ce jour-là. Particulièrement, parmi les quelques officiers d’active que nous possédions, la mort frappa ceux sur lesquels on pouvait fonder les plus grands espoirs, n’épargnant, comme par un fait exprès, que des officiers déjà âgés, braves, c’est entendu, mais ayant quitté un commandement actif depuis plusieurs années et manquant de l’allant et de l’ardeur indispensables à de vrais chefs de guerre.

Un petit cimetière militaire est installé à la sortie Nord de Courbesseaux ; quoiqu’il contienne peut-être deux mille tombes, je le qualifie de petit en comparaison des nombreuses et immenses nécropoles qui, en d’autres endroits, jalonnent l’ancien front.

Toutes les tombes sont identiquement composées d’une simple croix blanche et d’un petit tertre semé de cailloux également blancs ; seuls font exception quelques rares sépultures d’Israélites ou de Musulmans, où la croix a fait place à une sorte de petit mausolée.

Un immense Christ et un grand pavillon tricolore hissé au sommet d’un mât élevé, dominent le champ de repos et semblent étendre leur protection sur toutes ces tombes.

A l’entrée du cimetière s’offre à la vue des visiteurs un monument aux dimensions restreintes érigé là en commémoration de cette journée du 25 Août 1914. Le bas-relief représente un guerrier non pas casqué, mais coiffé du képi de nos fantassins du début de la guerre et ceci est très symbolique car tous les braves qui sont couchés ici sont de ceux qui tombèrent revêtus de l’uniforme de leurs devanciers d’un demi-siècle : képi, capote bleue et pantalon garance.

Courbesseaux Pentecôte 1935 monument aux morts   Courbesseaux Pentecôte 1935 bas-relief

Monument aux morts 1914-1918. Stèle commémorative au général de Castelnau                                  Création du bas-relief en 1920

http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/courbesseaux

Nous trouvons facilement la sépulture d’un brave officier du régiment, le Capitaine Fischer, tué le 25 Août, justement, l’un de ces jeunes officiers disparus avant d’avoir pu donner toute leur mesure. Non loin de lui repose un officier de sa compagnie, le sous-lieutenant de Bricy. Le Capitaine Fischer commandait la 17e Compagnie, qui formait l’avant-garde de notre colonne d’attaque et, en même temps que lui, ses deux sous-ordres, le Lieutenant Lacroix et le sous-Lieutenant de Bricy, avaient été tués en cette terrible journée.

Dans le soleil qui, de ses rayons dorés, inonde la plaine, une alouette s’élève d’un champ voisin et, à mesure qu’elle monte, elle lance vers le ciel les notes de sa gaie chanson, sans se soucier des tombes toutes proches et sans égard pour les tristes pensées que celles-ci éveillent en moi.

Ah, chers camarades que nous aurions tant de joie à sentir à côté de nous aujourd’hui ! Bertin, soldat sans reproche au moral si élevé, qu’il disait : « On ne fait jamais tout son devoir ! » Cotelle, si franc, si gai et que j’aimais à l’égal d’un frère plus jeune, et tous ceux que ma chère 18e, qui sont restés ici ou en Artois, soyez assurés que votre souvenir est impérissablement gravé dans nos cœurs !

Il faut cependant nous arracher à nos méditations car notre pèlerinage n’est pas achevé et nous partons pour Réméréville qu’il nous est également impossible de reconnaître, le village ayant totalement été réédifié. Il n’a plus, grâce à Dieu, l’aspect sinistre qu’il avait lorsque nous l’occupions du 13 au 16 septembre 1914. Toutes les maisons, sauf deux ou trois peut-être, avaient été incendiées et ne possédaient plus de toiture ; des cadavres d’animaux domestiques, de place en place jonchaient la chaussée, dégageant une odeur pestilentielle ; d’autres bêtes, affamées, erraient ça et là et le clocher de la petite église avait été percé à jour par un obus allemand.

Autour du village, d’innombrables tués français et boches, attestant qu’on s’était furieusement battu aux environs.

Réméréville n’était certes pas un séjour enchanteur à cette époque ! Heureusement, rien à présent, sauf cependant le monument aux morts et la croix de guerre sculptée dans la pierre au fronton de la mairie, ne rappelle les féroces scènes de carnage d’antan. Fasse le ciel qu’on ne les revoie plus jamais et que pareilles horreurs soient épargnées à nos enfants !

Réméréville Pentecôte 1935 monument aux morts (1) Réméréville Pentecôte 1935 monument aux morts (2)

Réméréville Pentecôte 1935 monument aux morts (3)  Monument aux Morts de Réméréville (remerciements à la Mairie de Réméréville et tout particulièrement à M. David Pierre pour l'envoi de ces clichés). La croix de guerre gravée mentionnée par Lucien semble avoir disparu, la mairie ayant été complètement rénovée.

Par Hoéville, Serres et Valhey, nous arrivons à Einville-aux-Jards, terme de notre voyage, car, en raison de l’heure déjà avancée, nous devons renoncer à nous rendre à Bauzémont et les abords de la forêt, où je tenais les avant-postes le 27 septembre, lorsque, le soir, le Colonel me fit parvenir l’ordre de rallier le régiment après, toutefois, avoir été relevé par une Compagnie de chasseurs.

Einville ! le souvenir le plus agréable de notre campagne de Lorraine –dix à douze jours de repos seulement entrecoupé de courtes heures de travail afin de ne pas laisser les hommes complètement oisifs. Plus de bombardement, plus de coups de fusil, les Boches au Nord et à l’Est, rejetés à plusieurs kilomètres en arrière et ne semblant en aucune façon animés de dispositions agressives et, pour couronner le tout, un ravitaillement abondant, ce qui était toujours apprécié. Et puis, les nouvelles nous parvenant toujours, même les bonnes, l’assurance qu’une grande et décisive victoire avait été remportée par nous.

Einville 1   Einville 2

 

à gauche: un jeune d'Einville explique le 12 septembre 1914 la raison pour laquelle Einville est devenu si calme, après le départ des Allemands. C'est ainsi que le Régiment de Lucien a pu y faire une pause réparatrice d'une dizaine de jours.

à droite: recueil de témoignages de la guerre recueilli par le Foyer Rural d'Einville, édité en 2014.

Il n’en fallait pas tant pour être presque heureux et trouver la vie belle !

Einville n’a autant dire pas souffert ; aussi, retrouvons-nous aisément la maison du notaire qui abritait notre popote (par extraordinaire, cette fois, elle n’était pas installée chez moi) et où nous nous réunissions plusieurs fois par jour, et celle de Monsieur Michel, entrepreneur de peintures, où j’habitais. Ma chambre était au premier étage et, un beau jour, de ma fenêtre, je jetai ma pipe –que j’étais en train de savourer- à Hanns, qui flânait par là, afin qu’il en tire quelques bouffées et s’initie ainsi à cette manière de fumer qu’il n’avait pas encore pratiquée.

A l’évocation  de ce dernier souvenir, Madame Hanns me dit, avec une moue un peu mélancolique : « Vous auriez bien dû vous abstenir de satisfaire son désir, ce jour-là, car, depuis, il n’a que trop fait usage de la pipe. »

C’est fini, nous n’avons plus rien à voir maintenant et nous reprenons le chemin de Nancy par Maixe, Crévie –ici, en longeant le canal, nous passons au pied du bois de Crévic dans lequel, fin août et début septembre, j’ai passé des heures plus que lugubres –Varangéville et Saint-Nicolas du Port, Dombasle, aux puissantes et gigantesques soudières[5] et nous entrons dans l’élégante capitale lorraine par le faubourg Saint-Georges et la porte du même nom.

Pentecôte 1935 Porte St Georges 17e siècle Nancy en 1934   Pentecôte 1935 Porte St Georges Nancy en 2018

La Porte St Georges à Nancy, du XVIIe siècle, photographiée par Lucien et de nos jours .

Cette journée du 9 juin 1935 restera à tout jamais gravée dans ma mémoire et je suis infiniment reconnaissant à Hanns de m’avoir procuré cette occasion de revoir des lieux que je n’espérais plus retrouver et de remuer avec lui des souvenirs vieux de plus de vingt ans déjà !

Mais nous ne pouvions en rester là ; il faudra bien un jour que nous allions ensemble revoir cette plaine d’Artois dans laquelle nous avons débarqué le 30 septembre 1914.

Drocourt, Hénin-Liétard, Bois-Bernard, Acheville, Vimy, autant de noms auxquels s’accroche  un souvenir, autant de pays où nous avons laissé des camarades dont nous aurions voulu conserver l’amitié toute la vie…

Cher ami Hanns, mon vieux camarade, il ne faudra pas attendre d’être tout à fait au seuil de la vieillesse pour accomplir ce second pèlerinage[6].

L. Proutaux

Clichy, juillet 1935



[1] Une bataille s’est déroulée sur la colline du Rembêtant le 23 août 1914. C’est sur cette colline que les « Bavarois » ont été stoppés, sauvant ainsi Nancy d’une invasion certaine.

[2] Sous-lieutenant Emile Adrien Sirantoine

[3] Par francs-gardes allemandes, Lucien veut parler de corps franc, appelé Freikorps en allemand, groupe de combattants civils ou militaires rattachés ou non à une armée régulière et dont la tactique de combat est celle du harcèlement ou du coup de main. Il peut également s’agir d’unités paramilitaires organisées par un État, ou d’unités formées spontanément par des civils. Parfois improvisés et sous-équipés, les corps francs sont généralement dotés d’un encadrement autonome.

[4] Le « Grand-Couronné » désigne une série de hauteurs dominant la plaine à l’Est de Nancy. Voici les noms des collines du Nord au Sud : la côte Sainte-Geneviève (394m), le Mont Toulon (375m), le Mont Saint-Jean (400m), le plateau du Bois-du-Chapitre (400m), le plateau du bois de Faulx avec l’éperon de la Rochette (406m), le plateau de Malzéville, le Rembettant (ou Rembêtant). Ces hauteurs dominent nettement la plaine et constituent d’excellents postes d’observation. (in Témoignages 1914-18, Territoire du Sânon et ses environs)

[5] Soudière : usine où l'on fabrique de la soude artificielle. (NDLR)

[6] Le destin ne permettra pas à Lucien d’accomplir ce second pèlerinage… (NDLR)

9 juin 2019

Pentecôte 1935 (1ère partie)

Pour la Pentecôte de 1935, exactement le 9 Juin, mon vieil ami et camarade de guerre de la première heure, Hanns, et moi, nous avons mis à exécution un projet formé depuis près de deux ans : revoir tous les pays où nous avons passé en août et septembre 1914, retrouver les coins où nous séjournâmes à cette époque et qui furent témoins de nos souffrances et de nos peines, les endroits où nous nous étions battus et refaire la route alors parcourue…

Il me faut d’abord dire que le Dr Hanns, établi médecin à Nancy avant la guerre, n’a pas repris sa place dans cette ville après les hostilités. Alsacien d’origine, tout le poussait à se fixer, celle-ci ayant retrouvé sa mère patrie, en Alsace, berceau de ses pères, et il est devenu professeur agrégé à la faculté de médecine de Strasbourg.

Très cultivé, quelque peu érudit, je n’ai pas à faire, ici, son éloge. Je dirai simplement qu’au Régiment, les hommes l’adoraient, d’abord parce qu’il était profondément humain, ensuite, parce qu’il payait de sa personne et qu’on le voyait partout où il y avait danger. Un fait qui contribua énormément à le faire mieux qu’aimer, vénérer de tout le régiment, c’est quand, le 10 Octobre 1914 (cinq jours après ma blessure), à La Targette, le Colonel Fernier venant d’être mortellement blessé –beaucoup disent que celui-ci avait cherché la mort, et je suis enclin à partager leur conviction- il sortit de la tranchée distante seulement d’une vingtaine de mètres de celle des Boches, pour relever le corps de notre chef et le ramener dans nos lignes.

Il sortit donc en faisant à tout hasard signe aux Allemands de s’abstenir de tirer pendant quelques minutes, ce qu’ils firent, lui permettant ainsi de ramener sans encombre le corps du pauvre colonel et celui de son adjoint.

Nombre d’hommes du 226e virent dans ce fait d’avoir, par un simple geste, obtenu cette sorte de suspension d’armes, quelque chose d’un peu surnaturel et n’étaient pas éloignés de trouver en lui un certain caractère de mysticisme.

Ce qu’il y a de certain, c’est que Hanns a fait en l’occurrence preuve d’un grand courage, car s’il ne s’était pas trouvé, comme la chose s’est produite, qu’en face de lui, il y eut des gens encore pourvus de quelques sentiments d’humanité, il aurait subi le sort du colonel Fernier, ainsi que de tant d’autres médecins tombés dans des conditions analogues.

Bref, c’est à Nancy que nous nous étions donné rendez-vous pour accomplir notre pèlerinage et nous avions décidé de le faire en deux étapes : le matin, la région Nord de Nancy, correspondant à la période du 2 au 23 Août, l’après-midi, la région Est, correspondant à celle du 24 Août à fin septembre.

Le dimanche matin, vers huit heures et demie, accompagnés de sa charmante femme et de ma fille Denise, nous mettons donc, en voiture, le cap sur Toul, car nous voulions reprendre la chose par son début et partir de Pierre-la-Treiche, village où notre brave 226e se mobilisa dans les premiers jours d’Août 1914.

Favorisés par un  temps exceptionnellement beau, ce qui est assez miraculeux après les semaines de pluie persistante que nous venons de subir, nous nous égarons malheureusement un peu en utilisant, à tort, une certaine route stratégique pleine d’ornières et d’excavations qu’en d’autres temps, on eut pris pour des trous d’obus ; du fait de cette légère erreur d’itinéraire, nous perdons un certain temps avant d’aborder Pierre-la-Treiche.

Enfin, voici la localité où nous ne nous arrêtons pas, mais au passage, nous reconnaissons la maison qu’habita le Capitaine Dard et où s’installa notre première popote.

Pauvre popote, hélas ! car sur les six membres qui la composaient alors, quatre ne sont plus de ce monde et seuls, Hanns et moi sommes encore en vie, après, toutefois, avoir failli également laisser notre peau dans la tourmente puisque l’un et l’autre, nous avons été grièvement blessés !

Le commandant Biesse[1], après une rapide et brillante carrière, mort d’une angine de poitrine à Mayence, au début de 1923, général et chef d’Etat-Major de l’Armée du Rhin et ayant commandé une Division d’Infanterie au front ;

Le Capitaine Dard[2], tué le 25 août 1914, à Courbesseaux ;

Ce charmant Deseilligny[3], tué le même jour au même combat ;

Argant[4], tué par un obus, en demi-repos à Mont-Saint-Eloi, le 1er Octobre 1914.

Nous prenons ensuite la route de Toul que j’avais parcourue plusieurs fois à pied, dans les deux sens au début d’Août et j’y retrouve, à proximité de la place forte, la voie de 0m60, desservant les différents forts et ouvrages de la défense, et sur laquelle s’époumonaient ces étranges petites locomotives semblant formées de deux machines accolées par l’arrière et dont je ne me souviens plus du nom[5] ; à cette époque, elles remorquaient de longues rames de wagonnets garnis d’obus destinés aux canons des forts.

Pentecôte 1935 locomotive Péchot-Bourdon in les petits trains de la Grande Guerre  locomotive Péchot-Bourdon (in les petits trains de la Grande Guerre)

Nous nous contentons d’apercevoir seulement Toul et les tours de sa cathédrale ; nous laissons en effet la ville à notre gauche pour prendre à droite, et après avoir traversé la Moselle, la route de Gondreville, en longeant la rivière, toujours aussi jolie.

Nous passons à Fontenoy et à proximité du pont qu’un parti composé de francs-tireurs et de quelques éléments réguliers, sous la direction du Capitaine Coumès, et s’étant constitué dans la région de Neufchâteau, réussit à faire sauter le 21 Janvier 1871, après avoir franchi la Moselle à l’aide de bacs à Pierre-la-Treiche, justement. Exploit d’autant plus hardi et audacieux que le pays était complètement occupé par les Prussiens, mais se produisant malheureusement un peu trop tard pour amener de sérieuses perturbations dans les lignes de communication de l’ennemi, car on était à la veille de l’armistice.

Ceci, d’ailleurs, ne diminua en rien le mérite de ceux qui l’accomplirent et ce fait d’armes est commémoré par un modeste monument élevé sur l’un des côtés de la route.

Pentecôte 1935 le pont du chemine de fer qui sauta   Pentecôte 1935 monument à Fontenoy  

à gauche,le pont du chemin de fer qui sauta.  

à droite, monument  commémoratif à Fontenoy (in blog http://aufildesmotsetdelhistoire.unblog.fr/2009/02/21/les-chasseurs-des-vosges/)

 

En poursuivant sur la rive droite de la Moselle, nous apercevons le pittoresque village de Liverdun, perché en nid d’aigle sur un rocher et qui est un lieu de promenade pour les Nancéiens, puis les hauts-fourneaux de Pompey.

Pentecôte 1935 Liverdun pittoresque                     Pentecôte 1935 les hauts-fourneaux de Pompey en 1966 usine fermée en 1986

 

              Liverdun pittoresque                                                                       les hauts-fourneaux de Pompey en 1966 usine fermée en 1986

A Frouard, le canal de la Marne au Rhin traverse la rivière sur un pont qui enjambe celle-ci ainsi que notre route et, en levant les yeux, nous avons la stupéfaction de voir, en l’air, une péniche voguant paisiblement … sur le pont !

Pentecôte 1935 le pont-canal                        Pentecôte 1935 les trois ponts de Liverdun sur la Moselle route-canal-train

 

                           le pont-canal                                                                               les trois ponts de Liverdun sur la Moselle route-canal-train

De nouveau, nous traversons la Moselle, montons franchement au Nord, et, après avoir franchi la Meurthe cette fois (bien moins jolie que la Moselle, la Meurthe…), nous arrivons en trombe à Custines, deuxième étape de notre route de 1914 –la première était Champigneules, mais nous n’avons pas jugé nécessaire d’y passer aujourd’hui.

Nous cantonnâmes à Custines du 9 au 10 Août 1914. C’est là que, pour la première fois, en qualité de commandant de compagnie (à ce moment, j’étais le seul lieutenant du régiment à commander une compagnie, le commandement des sept autres étant assuré par des capitaines de l’active), je pris le jour comme fonctionnaire capitaine, présidai aux distributions et le soir, reçus l’appel de toutes les unités du régiment.

Sans aucune peine, je retrouve la maison où je couchai cette nuit-là. Elle est voisine de la Moselle et, si j’ai bonne mémoire, son propriétaire était un peu fou. Je ne le vis du reste pas, car il ne quittait pas sa chambre et sa gouvernante me fit les honneurs de cette demeure d’assez belle apparence et dont les murs s’ornaient de nombreux trophées de chasse. C’est là que fonctionna la popote.

Continuant toujours vers le Nord, nous arrivons à Bézaumont, pauvre village en avant duquel j’ai ébauché mes premières tranchées…

Quelques kilomètres plus tard, nous passons au pied de Sainte-Geneviève, colline surmontée d’une statue de la Sainte, ou de la Vierge[6], je ne sais pas au juste ; notre 6e Bataillon y effectua quelques travaux. Un peu plus tard, après le passage de notre division, elle devait être le théâtre d’une lutte sanglante au cours de laquelle un régiment de réserve[7], comme on les appelait à cette époque, se couvrit de gloire en se faisant complètement décimer plutôt que de céder la position.

Pentecôte 1935 Landremont ND de la Consolation  Landremont, Notre-Dame de la Consolation

Abandonnant la direction du Nord, nous fonçons vers l’Est pour nous rendre au col de Bratte, en passant par Landrecourt, Belleau, Sivry et enfin Bratte.

Nous descendons de voiture au col de Bratte et, tant la topographie des lieux est fidèlement gravée dans ma mémoire, je reconnais sans aucune hésitation, et la gorge serrée d’émotion, le bois Rumont et le bois du Chapitre qui le prolonge.

Pentecôte 1935 Bois Rumont Col de Bratte le 9 juin M

Le Bois-Rumont et le col de Bratte avec le docteur et Mme Hanns cheminant, photo prise par Lucien le 9 juin 1935

Le temps un peu brumeux ne nous permet pas d’apercevoir les tours de la cathédrale de Metz, qu’on voit par temps clair. Je cherche vainement aussi l’observatoire d’artillerie boche qui se dressait en face de nous en 1914.

Disparus également nos petites tranchées creusées sur la pente descendant vers Belleau et Bratte et aucun vestige non plus ne subsiste des réseaux Brun[8] que nous avions tendus en avant de ces tranchées !

Pentecôte 1935 réseau Brun                    Pentecôte 1935 réseau Brun diamètre 1,30m longueur 30 m trois éléments assemblés= obstacle efficace

 

  Réseau Brun, diamètre 1,30m,  longueur 30 m, les trois éléments assemblés constituent un obstacle efficace

En revanche, à notre gauche, s’élève toujours la côte de Mousson.

Nous avons occupé ce col consécutivement les 12, 13, 14 Août, puis le 16, le 18 et le 22 du même mois.

Lorsque nous le quittions, c’était pour y revenir quelques heures ou quelques jours plus tard et c’est pendant notre insipide faction à ce poste que j’ai vu, en avant de notre front, tomber les premiers 201 allemands sur le pauvre petit village de Belleau, aux abords duquel était installé un parc d’artillerie, et que nous avons traversé tout à l’heure. A la jumelle, on pouvait se rendre compte des blessures irréparables faites aux maisons par les gros projectiles. Aussi, les habitants ne tardèrent-ils pas à abandonner leur village et nous les vîmes passer poussant devant eux leur bétail et jetant en arrière des regards de détresse sur leurs pauvres demeures. Malgré le temps passé, j’ai toujours la vision de leur pitoyable cortège, composé de vieillards, de femmes et d’enfants, dans les yeux desquels je croyais lire, à notre adresse, comme un reproche de n’avoir pas su leur éviter pareille misère…

Le col de Bratte, à cet instant, nous nous demandions bien si ce ne serait pas là que nous aurions à supporter le premier choc des hordes allemandes et ce n’était pas sans appréhension que je constatais le précarité des ouvrages que, en vue de cette redoutable éventualité, nous avions construits avec des moyens insuffisants !

J’ai revu ces lieux que, bien certainement, je ne pensais jamais revoir et leur souvenir, qui était toujours vivace en moi, s’est imprimé avec plus de force encore dans ma mémoire et, quoiqu’il puisse arriver maintenant, je ne pourrai plus jamais les oublier !

Nous ne pouvons cependant nous éterniser en cet endroit si nous voulons poursuivre notre programme jusqu’au bout, et il nous faut repartir sur l’heure. Un dernier regard au Bois-Rumont et au panorama que l’on aperçoit de col et nous remontons en voiture.

Nous descendons par Faulx-Saint-Pierre, Montenoy (où nous cantonnâmes trois fois, peut-être) pour remonter de nouveau au Nord, Leyr, en direction de Han.

Ici, je retrouve la grande ferme où j’ai logé le 19 Août 1914, avec toute ma compagnie. Cette localité de Han possède cette particularité d’être enfermée dans une boucle de la Seille, ce qui a fait donner à ce coin le nom de presqu’île de Han. En ce temps-là, la Seille séparait sur une certaine partie de son cours la Lorraine annexée de la Lorraine restée française.

D’une terrasse dominant la rivière, nous en contemplons comme il y a près de vingt et un ans les flots jaseurs s’enfuyant, rapides, à gauche. Il n’y a qu’une différence, c’est que maintenant, l’autre rive est redevenue française.

Comme je signale que notre popote avait été installée dans la ferme que j’habitais, Madame Hanns et ma fille nous font remarquer que nos souvenirs de guerre se bornent, en somme,  à rappeler les endroits où nous avons mangé et dormi… Ah ! on voit bien, et combien c’est heureux pour elles ! qu’elles n’ont aucune idée de ce qu’est la guerre… Elles sauraient en effet que ces deux questions sont ce qui préoccupe le plus le soldat en campagne ; les dangers courus du fait des engins de guerre ne sont rien auprès de la crainte de n’avoir rien à se mettre sous la dent quand la faim vous tenaille, et le manque de repos lorsqu’on est harassé de fatigue.

Pour terminer notre première étape, nous devons encore aller à Manhoué. Il nous faut pour cela revenir sur nos pas afin de sortir de la presqu’île de Han et, par Armaucourt et Lanfroicourt, nous atteignons Manhoué, autrefois annexé, après avoir franchi la Seille sur un pont de béton qui n’est plus le pont de bois à la sortie duquel se dressait le poteau-frontière.

Pentecôte 1935 pont-frontière à Lanfroicourt  Pont-frontière à Lanfroicourt

Ah ! combien mon cœur était gonflé d’espérance, comme il débordait de fierté lorsque je faisais présenter les armes par ma compagnie en mettant le pied sur la terre annexée, le 20 Août 1914 ! Hélas ! joie de bien courte durée puisque, la mort dans l’âme, nous devions retraverser la Seille six heures plus tard, en pleine nuit, et l’ennemi à nos trousses. Et de là-haut, j’avais eu la sinistre et sauvage vision de Nomény en flammes et celle, terrible et désolante, de nos troupes refluant en désarroi, affreux cauchemar me remettant en mémoire les désespérants chapitres de « La Débâcle » !

Dans cette partie de la Lorraine anciennement annexée, comme en Lorraine restée française, les villages conservent toujours, même ceux qui ont été reconstruits, leur aspect pauvre et misérable, avec leurs tas de fumier et de bois en permanence devant les portes ; Manhoué ne fait pas exception à la règle.

Mais cette fois, il faut en quatrième vitesse revenir sur Nancy où l’on nous attend pour déjeuner à midi et demi et cette heure est passée depuis longtemps déjà.

A toute allure, nous rentrons en jetant, au passage, un coup d’œil au plateau d’Amance, à celui de Malzéville[9], terrain de manœuvres de la garnison de Nancy, à la butte Sainte-Geneviève et nous faisons notre entrée dans Nancy, par Essey-lès-Nancy et le pont d’Essey, après avoir traversé Seichamps.

Pentecôte 1935 Vue générale plateau de Malzéville

Vue générale du plateau de Malzéville aujourd’hui, in Supercell54 [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]

Pentecôte 1935 Le pont d'Essey à l'entrée de Nancy  le pont d'Essey à l'entrée de Nancy

Pentecôte 1935 Place Stanislas Nancy en 1934 (1)   Pentecôte 1935 Place Stanislas Nancy en 1934 (2)

 Vues de la place Stanislas à Nancy, photos prises par Lucien

[1] Voici toutes les dates où le Commandant Biesse est cité dans les Mémoires du Capitaine : 4-5-7-8 août 1914, mai-juillet-septembre 1917, 10 novembre 1917, 30 janvier, 10 février et 3 juin  1918. Je rappelle que ce blog m’a permis d’entrer en contact avec le petit-fils du Colonel Biesse, Renaud Seynave qui a réalisé un blog passionnant sur la guerre de son aïeul.

[2] Pour retrouver le Capitaine Dard : 2, 5,7, 8, 10, 11, 20, 23,25 et 26 août, puis 6 et 17 septembre,  et enfin 2 octobre 1914

[3] Cf 10, 11 et 25 août 1914

[4] Cf 2, 5, 10, 11, 25, 26 et 27 août, puis 2, 13 septembre 1914

[5] Il s’agit de la locomotive Péchot-Bourdon, du nom de ses deux inventeurs, le capitaine Prosper Péchot et l’ingénieur Charles Bourdon. La chaudière comporte deux foyers placés dos-à-dos au centre de la machine, envoyant la flamme dans deux faisceaux tubulaires. L’ensemble repose sur deux bogies, donnant l’impression que la locomotive est double.

[6] Il s’agit très probablement de la Vierge Notre Dame de la Consolation, à Landremont, située à 1500 mètres du lieu où se déroula la bataille de Sainte-Geneviève.

[7] Le 4 septembre 1914, la position de Sainte-Geneviève est défendue par un bataillon du 314e d'infanterie (59 e DI) sous les ordres du commandant de Montlebert.

[8] Réseau Brun : Rouleau de fil de fer barbelé, prêt à l’emploi, qui a l’avantage de pouvoir être déployé et déplié  rapidement en avant des tranchées. On l’employait spécialement pour défendre une position conquise, ou pour obstruer un passage ou une brèche.

[9]  La situation du plateau de Malzéville est devenue stratégique pour la défense de Nancy à la suite de la guerre de 1870. La frontière avec l'Alsace-Lorraine annexée n'était distante que de quatorze kilomètres. Le plateau a été utilisé comme aérodrome militaire jusqu'en 1926. Le plateau a servi de champ de manœuvres pour l'armée de terre, et c'est à présent un espace de loisirs.

2 juin 2019

Le docteur Hanns

Lettre du Docteur Hanns[1]

1930 01 10 lettre Dr Hanns page 1 - Copie

Strasbourg, le 10 janvier 1930

Mon cher ami

Nos meilleurs vœux de nouvelles années pour vous et les vôtres. Nous espérons que vous allez tous bien, et vous souhaitons bonne santé et l’accomplissement de tous vos désirs. Il arrive parfois que les jeunes filles (et même leurs parents) formulent certains vœux. Nous souhaitons en ce cas qu’ils se réalisent pour votre plus grand bonheur à tous.

Ici la petite famille va bien. Je voudrais bien qu’une occasion se présente enfin de vous la présenter. Dire que vous ne la connaissez pas et qu’il y a bientôt dix ans que je vais être marié ! Mais aussi, pourquoi ne venez-vous jamais à Strasbourg ?

Mesdemoiselles Simone et Denise continuent-elles leur carrière étudiante et artistique ? Quelles grandes et belles demoiselles doivent-elles être maintenant ! Certainement, elles m’intimideraient.

Mon fils André a, lui, 7 ans ½ bientôt (en avril). C’est encore un enfant bien bébé et naïf, malgré qu’il soit long comme une asperge, et le plus grand de sa classe. Il est au lycée, en 9e. Ce n’est pas encore bien sérieux, heureusement pour le petit gamin remuant et maladroit.

Au-revoir, mon cher Proutaux, mes souvenirs respectueux à Mme Proutaux, et encore une fois, mes bonnes amitiés.

Signé A. Hanns

1924 05 24 Alfred Hanns - Copie  Le Docteur Alfred Hanns en 1924, photo dédicacée à Lucien

Voici quelques éléments de biographie sur le docteur Antoine Alfred Hanns (1882-1966):

Alfred Hanns Légion d'honneur

Etats de service d'Alfred Hanns

Après la guerre, Alfred Hanns s'établit à Strasbourg, où il réside quai Koch.

En 1923 : Recherches cliniques sur le rôle antihémorragique de l'extrait d'hypophyse, par Maurice Perrin, Alfred Hanns et Milan Stefanovitch (Revues n°229-230-231-232)

Il participe activement au Bulletin de la Société Médicale St Luc St Côme St Damien : La Société médicale Saint-Luc, Saint-Côme et Saint-Damien est créée en 1884 par des médecins catholiques, à des fins apologétiques et scientifiques, à l'époque de la construction de la République laïque. L'étude sociologique, géographique, statistique et institutionnelle de ce groupe, montre que les praticiens catholiques ne se distinguent que faiblement de leur corps professionnel et présentent des visages variés. Ils favorisent l'éclosion d'une science originale fondée sur une morale et une doctrine, à des fins de défense ou de conversion, parfois mise au service de l'Eglise, lorsqu'il s'agit par exemple de défendre le sanctuaire de Lourdes, parfois indépendante. Le concept de « médecine catholique », en débat à cette époque, doit être interrogé par les historiens. Le médecin chrétien, figure contradictoire de la fin du XIXe siècle, paraît jouer un rôle important dans le processus de sécularisation de la société et dans ce que nous appelons aujourd'hui éthique.

Mars 1946 : il est élu vice-président de la Société Médicale St Luc St Côme St Damien

Février 1947 : Le racisme au point de vue médical et anthropologique, article rédigé par le docteur Alfred Hanns, p 27 (Revue de la Société Médicale)

Novembre 1948, réélu, vice-président de la Société Médicale.
Lucien Proutaux et Alfred Hanns gardèrent toute leur vie cette amitié qui naquit pendant la guerre.
C'est ainsi, qu'à l'invitation du docteur Hanns, Lucien prendra la route de l'Alsace et de la Lorraine à deux reprises, en 1934 et en 1935, pour revoir son vieux camarade. Voici des photos de ce temps passé en Alsace en 1934:

1934 Cathédrale de Strasbourg le fils Hanns - Copie                       1934 Famille Hanns - Copie

 

Cathédrale de Strasbourg, avec André, le fils d'Alfred, âgé d'une douzaine d'années                               la famille Hanns chez elle

1934 Famille Hanns (2) - Copie  les époux Hanns

1934 Mme Hanns (1) - Copie                 1934 Mme Hanns (2) - Copie

 

la mère d'Alfred dans son jardin

1934 Retour en Alsace Famille Hanns  1934 Retour en Alsace Fuchs am Bruckel Mme Hanns

 

                toute la famille réunie avec Lucien à droite                              Madame Susanne Hanns, née Ramspacher


[1] Le docteur Hanns est cité à multiples reprises dans les Mémoires de Lucien : voir les 6, 13 et 26 août, 13, 27 et 28 septembre, 2 octobre 1914, 16 mars, 20 mai, 4 juin, 10 août et fin octobre 1915, 6 avril, 10 novembre 1916 et le 19 juillet 1918.

25 mai 2019

Visite au fort et à l'Ossuaire de Douaumont en 1932

L'ossuaire de Douaumont est un monument à la mémoire des soldats de la bataille de Verdun de 1916, situé à la limite des communes de Douaumont-Vaux et Fleury-devant-Douaumont, à quelques kilomètres de Verdun, dans le département de la Meuse en région Grand Est.

00 ce que j'ai vu à Douaumont  01 fort le plus puissant de Verdun tombé le 25 février 1916 et repris le 24 octobre 1916

 

 fort le plus puissant de Verdun tombé le 25 février 1916 et repris le 24 octobre 1916

02 lieu d'explosion le 20-05-1916 de grenades installé par Allemands  04 plaque scellée à l'endroit où périrent 7 mitrailleurs tués par un obus de 420

 

lieu d'explosion le 20-05-1916 de grenades installé par Allemands       plaque scellée à l'endroit où périrent 7 mitrailleurs tués par un obus de 420 

L'Ossuaire est conçu au lendemain de l'armistice de 1918 à l'initiative de Mgr Charles Ginisty, évêque de Verdun. Inauguré le 7 août 1932 par le président de la République, Albert Lebrun,  en présence de nombreux dignitaires français et étrangers, d'anciens combattants et des familles de soldats disparus. Il abrite les restes de 130 000 soldats inconnus, Français et Allemands.

10 ruines de l'entrée principale du Fort  05 effet d'un obus français de 400 tombé la veille de la reprise du fort le 23 octobre 1916 à l'emplacement des pionnier

 

Ruines de l'entrée principale du fort                                         effet d'un obus français de 400 tombé la veille de la reprise

                                                                                              du fort le 23 octobre 1916 à l'emplacement des prionnier 

 

06 murs en chicane dans une galerie  07 emplacement d'une cantine à l'extrémité d'une galerie

 

murs en chicane dans une galerie                                        emplacement d'une cantine à l'extrémité d'une galerie

08 poste de commandement avec table et casiers à plan  03 vestiges de guerre dans casemate

 

 poste de commandement avec table et casiers à plan                                    vestiges de guerre dans une casemate

En face de l'ossuaire, la nécropole nationale de Douaumont rassemble 16 142 tombes de soldats français, majoritairement catholiques, dont un carré de 592 stèles de soldats musulmans. Le cimetière militaire contient également deux mémoriaux respectivement consacrés aux soldats de confessions juive et musulmane.

11 tourelle de 155  12 emplacement d'une mitrailleuse contre avion sur la face sud du Fort

 

                    tourelle de 155                                                                    emplacement d'une mitrailleuse contre avion sur la face sud du Fort

13 tourelle de mitrailleuse détruite par le bombardement   14 abri et monument du 3e Bataillon du 74e RI qui perdit 72% de son effectif

 

            tourelle de mitrailleuse détruite par le bombardement       abri et monument du 3e Bataillon du 74e RI qui perdit 72% de son effectif

15 abri n°4296  abri n°4296

21 mai 2019

Appendice Texte 9

La Mort de Joffre (janvier 1931)

Le 3 janvier 1931, celui qui fut le premier artisan de la Victoire, le glorieux vainqueur de la Marne, s’est éteint après une longue agonie de plusieurs semaines.

009 mort de Joffre Ill 3 janvier 1931 L'Illustration, non encore informée, publiait le jour de sa mort: "Le Maréchal Joffre qui a subi il y a quelques jours une grave opération" "Voici la France tout entière penchée sur le lit de souffrance d'un de ses enfants les plus glorieux et les plus chers. Le Maréchal Joffre, le vainqueur de la Marne, est en danger et la patrie, qu'il a sauvée, est dans l'angoisse." (in L'Illustration du 3 janvier 1931, Coll. pers.)

Ses obsèques furent nationales et le Ministre de la Guerre, Monsieur Louis Barthou, y prononça le discours suivant :

Monsieur le Président de la République,

Monseigneur,

Messieurs,

En venant apporter à la mémoire du Maréchal Joffre, au nom du gouvernement de la République, l’hommage unanime de la reconnaissance nationale, j’ai le souci de mesurer mon éloge, si profondes que soient l’admiration et l’émotion du pays, au caractère même de ce grand soldat.

De la méditation à l’action.

Il n’aimait pas les mots inutiles. C’est par la méditation et par la réflexion longuement muries qu’il se préparait à l’action. Le brièveté décisive du commandement procédait chez lui de la clarté d’un esprit pénétrant et logique, qui pesait les chances avant de courir les risques et qui avait envisagé, au moment de prendre une résolution, tous les aspects du problème. Son silence n’avait aucune affectation : il était la loi de sa nature, qui se refermait sur elle-même pour mieux se posséder et pour se vaincre.

Dès sa jeunesse, on l’avait appelé « Le Taciturne ». Ce mot ne le révélait qu’en partie et même il le dépeignait mal. S’il répugnait aux éclats excessifs, Joffre avait gardé un fond de gaieté qui s’exprimait par la finesse de son sourire et par la bonne humeur, toujours sensée, de ses réparties. On ne le prenait au dépourvu qu’en apparence. Sa parole avait une lenteur qui ne ressemblait pas à la vivacité de son esprit, mais il ne se livrait et il ne se décidait qu’à bon escient, ayant l’habitude de s’observer, de calculer et de prévoir.

Brièvement, le Ministre de la Guerre retrace les étapes de la carrière coloniale du Maréchal, où déjà se révélaient ses traits essentiels : l’intelligence, le sang-froid, la mesure, la méthode, la volonté. Ces qualités continuent  de s’affirmer, de 1903 à 1914, dans les divers postes qu’il occupe, au Ministère de la Guerre, à la tête d’une division, puis d’un corps d’armée ; il était prêt véritablement à assumer les responsabilités les plus hautes.

Depuis trois ans, Joffre était chef d’état-major général de l’armée, quand la guerre éclata.

La Mobilisation

Attaquée, menacée, envahie, sûre de son droit et confiante dans sa force, la France entière accepta avec un sang-froid magnifique le défi brutal qui lui était injustement porté. La mobilisation et la concentration, dont la moindre défaillance aurait pu être mortelle, se firent dans un ordre qui attestait à la fois l’organisation minutieuse dirigée par Joffre et l’union d’un peuple résolu à ne pas périr.

L’invasion criminelle de la Belgique, ce petit pays qui fut si grand par l’héroïsme de son souverain et de ses soldats, eut pour résultat de briser, en août 1914, la manœuvre offensive projetée dans le plan de l’état-major. Etait-ce donc 1870 qui recommençait ? Allions-nous subir de nouvelles défaites et de nouveaux sacrifices ? Quels démembrements et quels déchirements nous menaçaient ? Jamais un plus grand péril n’avait succédé à un plus grand enthousiasme. Tout paraissait perdu, la guerre, le sol, l’armée, la liberté, la Patrie. Dans cette heure tragique, un homme fit face au destin. Joffre savait qu’un général est battu alors seulement qu’il se croit battu. Il n’accepta pas la défaite ; il voulut et organisa la victoire. Pour l’obtenir, il ne recula devant aucune des décisions que le salut du pays exigeait. Sa froide raison, éclairée par l’expérience, lui imposa des sacrifices dont son cœur souffrait, mais qu’il accomplit sans souci de la camaraderie ou de l’amitié, avec le courage d’une haute et impartiale conscience. Il ne connaissait que son devoir.

Le repli nécessaire

Puisque la bataille des frontières avait échoué, il ordonna un repli nécessaire. Ce n’était pas une « retraite forcée », mais un mouvement calculé pour préparer les « opérations ultérieures ». toujours pénétré de l’idée que « l’offensive seule a des résultats positifs », il voulait se donner le temps qui lui permettrait de « chercher la bataille ». dès le 25 août (1914, NDLR), cette volonté s’affirmait avec une précision qui dénotait son autorité et son sang-froid. D’une part, il s’attachait à contenir les efforts de l’ennemi ; de l’autre, il constituait une « masse capable de reprendre l’offensive ». A aucun moment, il ne renonçait à conserver la « priorité de l’action », mais il se refusait à la compromettre en la précipitant. Washington, pressé par l’impatience de La Fayette pour terminer sur un « Coup heureux » la guerre d’Amérique, lui écrivait : « Nous devons plutôt consulter nos moyens que nos désirs, et ne pas essayer d’améliorer l’état de nos affaires par des tentatives dont le mauvais succès les ferait empirer ».

La Victoire de la Marne

C’était la méthode de Joffre. Il voulait organiser ses moyens, reconstituer ses forces, assurer la liaison avec l’armée anglaise, combiner ses efforts avec les groupes mobiles de l’Armée de Paris, attendre et préparer l’heure. Quand les chances de succès furent assurées et que les fautes de l’ennemi se prêtèrent à la manœuvre que Joffre avait combinée, il décida de passer à l’attaque. Douze jours avaient suffi pour opérer un rétablissement dont l’Histoire n’offre peut-être pas un autre exemple. Joffre tenait entre ses mains le sort de la France. Il le savait. Il avait mesuré avec un sang-froid où l’ambition personnelles ne prenait aucun rôle, les conséquences d’un échec, qui aurait été une irréparable catastrophe. Mais il avait confiance. Les conditions de guerre s’étaient modifiées à notre avantage.

L’attaque brusquée des Allemands n’avait pas réussi, malgré ses premiers succès, à paralyser nos armées dans leur action et dans leur moral. Il y avait un élément psychologique qui n’était pas entré dans les prévisions de l’Ecole de Guerre de Berlin. Sa science ne suffisait pas à tout. Elle ignorait de quel ressort, touchant presque au miracle, le soldat français est capable. Le Général von Kluck en a fait l’aveu : « Que des hommes ayant reculé pendant dix jours, que des hommes couchés par terre, à demi-morts de fatigue, puissent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon, c’est là une chose avec laquelle nous n’avons jamais appris à compter. »  Joffre comptait avec elle. Il avait pour ses soldats « une tendresse infinie » Comme il les a bien loués ! « On ne peut les voir sans les admirer, les regarder sans leur sourire, les commander sans les aimer ». Il savait tout ce qu’on peut attendre, tout ce qu’il devait attendre, de leur bonne humeur, de leur gaieté affectueuse, de leur bravoure native, de leur esprit de sacrifice, de leur héroïsme. C’étaient des citoyens armés appelés à une guerre de justice et de délivrance, qui défendaient, avec leurs foyers envahis, l’honneur d’une nation laborieuse et pacifique. Entre leur chef et eux, l’union des cœurs et des volontés, supérieure aux règlements eux-mêmes, assurait la discipline et le respect des droits réciproques. Aussi, le généralissime, secondé par d’admirables commandants d’armée, pouvait-il écrire le 5 septembre (1914, NDLR), au Ministre de la Guerre, qu’en présence d’une « situation stratégique excellente », il était résolu à engager ses troupes  « à fond et sans réserve, pour conquérir la victoire. »

Au bout de cinq jours, la bataille était gagnée. Tous, officiers, sous-officiers et soldats, « admirables de moral, d’endurance et d’ardeur », avaient par leur élan irrésistible, mis l’ennemi en retraite. Tous, ils avaient bien mérité de la Patrie, et la victoire de la Marne, voulue, préparée, dirigée par Joffre, s’inscrivait, d’un nom immortel, parmi les plus glorieuses que le droit menacé ait remportées dans l’histoire du monde.

009 après la bataille de la Marne Blessés allemands soignés à la mairie de Varreddes Ill 28-09-14             009 Foch Ill 3-10-14

 

à gauche Après la bataille de la Marne, blessés allemands soignés à la mairie de Varreddes (L'Illustration du 28 septembre 1914, Coll. pers.)

à droite portrait du Maréchal Joffre en 1914 (L'Illustration  du 3 octobre 1914, Coll. pers.)

Hommage à l’Armée anglaise

L’armée anglaise que Guillaume II, alors empereur d’Allemagne, s’était efforcé de tourner en dérision, avait montré par sa première opération sur le champ de bataille, à vingt jours de la guerre, qu’elle « se formait en combattant » et déjà son « sang-froid imperturbable » et son « courage opiniâtre » la rendaient digne de la réputation glorieuse que nous avions dans le passé, et il y avait tout juste un siècle, éprouvée à nos dépens. Cette fois, elle combattait à nos côtés, jetée dans l’ardente fournaise par les devoirs d’un même idéal. Ses chefs illustres furent pour Joffre, comme plus tard pour Foch, mieux que des alliés. Leur amitié loyale, après s’être pénétrée des vues du commandement français, seconda ses efforts et s’employa de tous ses moyens au but commun.

« Seul il était le Chef »

La bonhomie familière de Joffre excellait dans l’art de la persuasion. Il ne se flattait pas d’être éloquent et il ne cherchait pas à l’être. Mais il y avait dans ses desseins, une volonté, une clarté et une logique qui emportaient la conviction. D’autre part, il savait commander, écouter les questions, recueillir les suggestions, mettre ou garder chacun à sa vraie place, donner des ordres, réparer des fautes, parer à l’imprévu. Son jugement avait une finesse et une sûreté qui furent rarement en défaut. Au-dessus de tout, il était digne de diriger : son courage ne redoutait aucune responsabilité.

La bataille de la Marne avait ouvert les hostilités par un problème qu’aucune autre guerre n’avait encore posé avec les difficultés complexes d’un front aussi étendu. Seul Joffre en tenait dans les mains tous les éléments. Seul il devait les coordonner. Seul il pouvait, de Paris à Belfort, ramener à une vue d’ensemble tous les détails de l’exécution. Il eut la bonne fortune d’être aidé par des lieutenants illustres qui, chacun à son rang de bataille et selon son tempérament, le comprirent et le servirent avec une admirable fraternité d’armes. Ils partagent sa gloire. Mais seul il était le chef. Aussi l’instinct populaire dont les polémiques ne troublent pas l’esprit d’équité, avait-il devancé le jugement, aujourd’hui définitif, de l’Histoire, qui salue dans le Maréchal Joffre l’immortel vainqueur de la Marne Immortelle.

Joffre aux Etats-Unis

Cette popularité que ni l’héroïque résistance de Verdun, ni les premiers succès de la Somme n’étaient de nature à diminuer dans la confiance de l’opinion publique avait passé les mers. M. Barthou évoque le voyage aux Etats-Unis effectué en avril 1917 par Joffre, accompagné de Viviani, et l’accueil triomphal qui lui fut réservé.

Quand il repartit, laissant un souvenir inoubliable, il avait rendu à la France, ce qu’il avait fait aimer encore davantage par ses « frères de la même cause », le plus grand service. Il avait deviné et éveillé, au milieu des foules américaines qui l’acclamaient, une sympathie impatiente d’agir et prête à tous les sacrifices. Il ne s’était pas trompé. La « fraternelle accolade » des deux peuples réalisa ses espérances et nul n’a mieux que lui rendu justice à ces « millions d’hommes », s’arrachant volontairement aux occupations de la paix, pour passer la mer semée d’embûches et venir, à des milliers et des milliers de kilomètres de leur Patrie, donner leur vie pour une noble cause, pour une grande idée.

De tels succès ne troublèrent pas la sérénité du Maréchal Joffre qui, à son retour, déclina tous les honneurs publics.

Le Maréchal sous la coupole

Son élection à l’Académie française lui fit, au contraire, une vraie joie, dont il ne dissimula pas le prix. Notre compagnie, en se faisant l’honneur de l’accueillir, restait fidèle à la loi de son institution. Elle se renierait elle-même si elle ne faisait pas leur place à tous les grands serviteurs d l’intérêt national, quelle que soit leur façon de servir.

Parmi les maréchaux illustres qui avaient sauvé la France, le Maréchal Joffre était de toutes les façons, le premier. La bataille de la Marne, par sa conception, par son exécution, et pas l’harmonieuse disposition de ses parties, réglées comme des actes parfaits, ressemblait à une sorte de chef d’œuvre qui relevait de l’art classique.

Le Maréchal Joffre se plaisait au milieu de nous. Assidu et exact, sobre et précis, il prenait part à nos travaux au milieu du respect que lui valait sa gloire, toujours parée de la simplicité la plus affable. Nous perdons en lui un confrère attentif, délicat et sûr.

Les derniers jours

Aucun homme ne chercha moins que le Maréchal Joffre à attirer sur lui les regards et à occuper l’attention publique. Il se dérobait avec le même soin aux manifestations de la rue et aux polémiques de presse. Pour le mettre à sa place, vers laquelle il n’allait jamais de lui-même, il fallait l’arracher à sa modestie. Il avait connu les épreuves de l’injustice, et son cœur, qui était susceptible, en avait souffert, mais il n’avait exhalé aucune amertume, rectifié aucune erreur, exercé aucune représaille. Ayant la dignité de devoir accompli, qui suffisait à sa forte et probe conscience, il ne voulait rien dire, même pour servir sa propre mémoire, qui risquât de nuire à la France. Il se taisait, il travaillait, et, comme Washington à Mount-Vernon, il jouissait, à Louveciennes, des bienfaits d’une belle nature, ayant à ses côtés une femme admirable qui lui a prodigué jusqu’à la fin les trésors d’un dévouement incomparable. Son agonie a ressemblé à une bataille. Il a lutté contre la mort en soldat qui ne veut pas être vaincu.

Ces journées tragiques, si malheureuses pour les siens et pour ses amis ont révélé l’étendue de la renommée qu’il s’était acquise dans l’univers civilisé, d’où parvenait à son chevet l’anxiété de tous ceux qui portent dans leur cœur l’amour du Droit et le respect de la Justice. C’est parce qu’il a servi ces nobles causes, c’est parce qu’il a sauvé les libertés du monde que Joffre, le vainqueur français de la Marne, a pris une place éternelle parmi les serviteurs de l’Humanité et de la Paix.

Hélas ! l’un après l’autre, nos grands chefs de la guerre, disparaissent ! Après Foch, voici Joffre, celui dont les massives et robustes épaules ont supporté l’effroyable responsabilité que représentait le commandement des Armées lorsque la guerre éclata.

On peut dire qu’il s’est montré à la hauteur de sa tâche, car, malgré notre infériorité en nombre d’hommes, en matériel, devant l’outil merveilleux qu’était l’Armée allemande, il a su assurer, par l’éclatant rétablissement de la Marne, succédant aux cruels et terribles revers du début, la victoire finale.

Pour lui aussi, la Nation s’est montrée bien ingrate, en lui retirant d’abord son commandement fin 1916, et en l’abandonnant ensuite dans l’oubli, après avoir sauvé la Patrie[1] ! Ainsi va l’ingratitude humaine…

009 mort de Joffre Ill n°4583  Le chef des armées françaises à son G.Q.G en 1916, juste avant son éloignement (in L'Illustration n°4583, Coll. pers.)

Peu de semaines après lui est mort également un de ses collaborateurs du début, qui avait eu une brillante destinée au cours de la Guerre, le Général Berthelot, aide-major général chargé des opérations au moment de la Marne et auquel on attribue la paternité du fameux ordre du Jour adressé aux troupes, avant la bataille.

Coïncidence singulière, les trois premiers maréchaux disparus –Fayolle, Foch et Joffre- sont les trois anciens Polytechniciens ; les trois survivants, Pétain, Lyautey et Franchet d’Espérey, sont issus de Saint-Cyr.



[1] Pour un approfondissement sur le rôle (et les erreurs) du Maréchal Joffre, se reporter à l’ouvrage de Rémy Porte, « Joffre », éditeur Perrin, 2014. NDLR

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