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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
25 août 2014

25 Août 1914

25 Août 1914

Réveil au jour naissant. Le café bu, le Capitaine Dard appelle ses quatre commandants de compagnie et nous informe que le Bataillon va se mettre en route avec mission d’attaquer le Bois de Ste Libaire et la ferme du même nom, qu’il nous indique sur la carte[1]

blogdetoulois54 http://toulois54.skyrock.com/3072752723-Serres-la-ferme-Sainte-Libaire.html

La ferme Sainte Libaire de nos jours. Merci à Olivier Petit (Patrimoine de Lorraine) pour son aide et à Blog de Toulois 54 http://toulois54.skyrock.com/3072752723-Serres-la-ferme-Sainte-Libaire.html 

 

Quoique préparé de longue date à cette éventualité, je ne puis m’empêcher d’éprouver, tout de même, un petit frisson à fleur de peau. Nous allons donc les voir de près ces ennemis jusqu’alors invisibles !

Nous partons sur l’heure ; la 17e Compagnie, formant l’avant-garde, prend la tête. Je suis des yeux son chef, le brave Capitaine Fischer[2], qui semble aussi calme et tranquille que sur le terrain d’exercice.

Quelques kilomètres sont franchis sans que nous soyons inquiétés ; je trouve le moyen de prendre un bain de pieds forcé en sautant un ruisseau qui porte le nom peu poétique de la Pissotte[3].

En arrivant à la hauteur de Courbesseaux, nous sommes salués par les premiers shrapnels boches. Je déploie alors ma Compagnie en ligne de sections par quatre et reste seul avec mes agents de liaison. Tout se passe pour le mieux et les hommes regardent avec curiosité les flocons, blancs et cotonneux, produits, au-dessus de leurs têtes par les éclatements des fusants.

08 25 Shrapnel

 

Schéma d'un obus Shrapnel

Nous avançons toujours et les obus ennemis se font plus nombreux. Notre artillerie se met, elle aussi, de la partie et le vacarme devient assourdissant. J’aperçois le Capitaine Dard qui, du geste, m’indique le soleil comme direction de marche.

Jusqu’ici, leurs projectiles ne nous ont pas encore fait grand mal ; toutefois, on me dit que le Lieutenant Karcher, de la 20e, est tombé blessé à la jambe.

Nous nous engageons dans une pièce d’avoine quand, en arrivant à une crête, un bruit insolite et répété frappe mes oreilles. C’est un espèce de susurrement aigu auquel tout d’abord, je ne prête pas attention. Mais, comme il devient de plus en plus fréquent, je comprends que ce vilain chant est celui des balles.

J’arrête la Compagnie à l’abri d’un sillon pour lui permettre de se regrouper et de souffler un peu ; mais, agitant son képi, le Colonel me fait signe de continuer à avancer sans désemparer.

Tiens, mais, je me souviens qu’on nous redisait toujours, à l’exercice, lorsqu’après une belle manœuvre on avait, en vingt minutes, enlevé une position jugée très solide : « Vous savez, à la Guerre, vous irez beaucoup moins vite que cela ; là où vous avez mis vingt minutes ou une demi-heure, il vous faudra peut-être six ou huit heures, voire même davantage. » Ce sage propos serait-il devenu inexact ? J’avais toujours cru, en effet, que lorsque nous aurions devant nous des fusils chargés pour de bon, il serait de règle de progresser en utilisant le plus judicieusement possible tous les couverts et tous les abris que nous pourrions rencontrer. Quelle erreur était la mienne, car, aujourd’hui, nous allons plus vite qu’à la plus invraisemblable des manœuvres !

En route donc ; la crête franchie, les balles sifflent autour de nous en nombre inimaginable. C’est alors que j’ai la douleur de voir tomber mes premiers hommes[4]. Je me raidis pour ne pas me laisser aller à la pitié en entendant leurs plaintes déchirantes[5] ; leurs yeux se tournent implorants vers moi : mes pauvres amis, je ne puis rien pour vous, en ce moment du moins ! Je dois, au contraire,  affecter une impassibilité qu’au fond de mon cœur, je ne ressens pas ; vos camarades, dont la tâche n’est pas terminée, eux, me regardent également et, de mon attitude dépendra la leur. En quelques bonds, nous atteignons une nouvelle crête. Alors, c’est infernal ! Le sifflement des balles, l’éclatement des obus et le tactac énervant des mitrailleuses, créent une atmosphère telle que les hommes se collent à terre, le sac sur la tête, cherchant à s’incruster dans le sol.

Il sera donc dit que, au cours de cette terrible journée, je verrais se réduire à néant toutes les idées que je me faisais, jusqu’ici, sur la guerre moderne… et entends-je pas, à proximité de moi, sonner et battre la charge ? Mais on n’aperçoit aucun ennemi ! Nous sommes peut-être à 600 ou 800 mètres de leurs positions. Jamais nos soldats n’auront assez de souffle pour franchir cette distance d’un seul bond au pas gymnastique. Je fais, néanmoins, mettre baïonnette au canon, tire mon sabre et commande le pas de charge ; mais au bout de quelques enjambées, les hommes tombent comme mouches, il faut à nouveau se tapir et, ma foi, tant pis, je fais remettre la baïonnette au fourreau[6].

08 25 Jean Droit Le 226e à Courbesseaux (1)

Dessin de Jean Droit, caporal au 226e, dédicacé à Lucien Proutaux (Coll. pers.)

08 25 Jean Droit Le 226e à Courbesseaux (2)  détail du dessin, groupe principal

  08 25 Jean Droit Le 226e à Courbesseaux (4)        08 25 Jean Droit Le 226e à Courbesseaux (3)

 à gauche: signé Jean Droit, Caporal, 2ème escouade, 18ème compagnie, 226ème, à son chef: le lieutenant Prouteau (sic)

à droite: le 226e à Courbesseaux Meurthe et Moselle, 25 août 1914

A ce moment précis, un 105 éclate derrière moi avec un fracas assourdissant et m’enveloppe d’un nuage de fumée. Celle-ci dissipée, je constate que trois de mes agents de liaison ont disparu : « Où sont vos camarades, dis-je, en m’adressant à celui qui reste. Morts, mon Lieutenant. » Mais, en même temps, il me signale que des soldats sortent du bois d’Hoéville, devant nous  et un peu à gauche. Je me dresse et braque mes jumelles dans cette direction. Pas de doute, ce sont des Boches ! Immédiatement mes hommes ouvrent le feu et le brave Legendre, mon dernier agent de liaison, tire debout sans se soucier de la pluie de mitraille qui nous environne.

08 25 obus allemand de 105

 Obus allemand de 105

De rudes guerriers, tout de même, ces Boches ! car, malgré les balles qui doivent ronfler autour d’eux, ils avancent imperturbablement, l’arme à la main, en petites colonnes par un, précédés de leurs officiers.

Tout à coup, sur ma gauche, je constate qu’une unité d’un autre régiment, cédant sans doute à la pression ennemie,  se replie en désordre. Je sens alors que, n’ayant plus personne sur mon flanc, car je suis à l’aile gauche du Bataillon, je risque fort d’être tourné ; peut-être serait-il plus sage de rétrograder, d’autant plus que je dois être très en avant et que je ne reçois plus aucun ordre, ni du chef de Bataillon, ni du Colonel. La mort dans l’âme, car il est bien cruel d’abandonner ainsi un terrain si chèrement conquis, je donne donc le signal de regagner la crête d’où nous avons effectué notre dernier bond. Mais le mouvement s’exécute beaucoup plus vite que je ne le voudrais, si vite, qu’au bout de quelques instants, je suis absolument seul.

Enfin, après quelques recherches, je retrouve une de mes sections, mais où peut bien être le Régiment ?

A peu de distance, un groupe de notre artillerie divisionnaire tire sans arrêt. Aucune infanterie ne le soutient, aussi son commandant me réquisitionne-t-il au passage. Je me mets naturellement à sa disposition et par l’un des adjoints du Colonel, qui vient à passer dans ces parages, je fais savoir à ce dernier l’endroit où je me trouve.

Les pièces près desquelles je suis, sont commandées par le sous-Lieutenant Doumer[7], l’un des fils du sénateur[8]. Nous avons vivement fait connaissance et, entre deux salves, partageons fraternellement le contenu d’un porte-voix, rempli de mirabelles, que lui apporte un trompette.

 

08 25 les 3 fils Doumer

Quatre des cinq fils de Paul Doumer sont morts à la guerre. Celui dont parle Lucien est André; Lieutenant au 8e d'Artillerie (L'Illustration, Tableau d'Honneur, Planche 62, supplément au n°3778, Coll. pers.)

L’horrible musique des balles a cessé, mais à notre droite, une vive fusillade se fait entendre ; sans doute, une contre-attaque se dessine-t-elle par là.

Laissant mes hommes sous le commandement de leur sergent, je descends vers Gellenoncourt pour essayer de me renseigner. J’ai la chance de rencontrer quelques-uns de nos brancardiers qui me disent que le régiment se reforme en arrière. Ils m’apprennent également que le brave Capitaine Dard est tué ; tués également les Capitaines Bourgeois et Fischer, du Bataillon, Flaubert, l’adjoint du Colonel ; ce dernier est blessé. Atterré par ces nouvelles, je rejoins la section que j’ai laissée là-haut. Sur ces entrefaites, un Bataillon du 269e vient me remplacer auprès de nos artilleurs[9].

Allons, il faut, maintenant, retrouver le Régiment. Sur mon chemin, je recueille tout ce que je rencontre d’égarés du 226e. ces hommes sont claqués de fatigue et meurent de soif. Je leur fais traverser Gellenoncourt et les arrête auprès d’un puits où ils peuvent se désaltérer tout leur soûl.

08 25 Gellenoncourt pendant la guerre

 Gellenoncourt

Enfin, me voici en présence du Colonel Hoff qui, le mollet traversé d’une balle, n’en conserve pas moins son commandement. D’un geste attristé, il me montre quelques centaines d’hommes affalés dans l’herbe[10]… tout ce qui reste du Régiment !

Je retrouve mon camarade Argant qui, comme moi, a réussi à sortir indemne de cette fournaise. Heureux de nous revoir, nous nous étreignons comme deux frères.

Hélas, combien de vides ! Sur les 13 officiers que comptait le Bataillon, trois seulement restent, tous les autres sont tués ou blessés[11] ! C’est mon ami Bertin, de quelques mois plus ancien que moi, qui prend, momentanément, la tête du Bataillon.

08 25 lieutenant Lacroix L'Est Républicain 15 octobre 1914 on n'apprend la mort du lieutenant Lacroix que le 15 octobre dans l'Est Républicain.



[1] On trouvera un compte-rendu similaire de ces journées dans le blog suivant : http://www.auburtin.fr/blog/index.php?post/2013/12/26/du-24-au-28-ao%C3%BBt-1914 (NDLR)

[2] Tout jeune et récemment promu, le Capitaine Fischer était en congé de convalescence, à la suite d’un long séjour au Maroc lorsque la mobilisation éclata. Sans attendre la fin de son congé, il demanda un commandement et fut affecté au 226e. il avait en poche (et me l’a personnellement montrée), signée de la main du Kayser, une autorisation pour passer une partie de sa convalescence en Alsace –Terre d’Empire- son pays d’origine. Il fut, hélas ! de ceux qui tombèrent tout de suite et ce 25 août même, il était tué à la tête de sa Compagnie. Sa mort fut certainement une grosse perte pour le Régiment car il était assurément destiné à prendre, à bref délai, le commandement d’un Bataillon duquel, avec sa valeur et son ardeur juvénile, il eut fait une unité d’élite. Par une malchance incroyable, ce jour néfaste du 25 août vit disparaître tous nos jeunes officiers, ne nous laissant, comme cadre actif, que de vieux officiers fatigués et manquant totalement de l’allant nécessaire en l’occurrence. (note de l’auteur)

[3] Rouenne  (La) ou la Pissotte, ruisseau, prend sa source au-dessus de Réméréville, passe d'abord sur le territoire de cette commune, arrose ensuite ceux de Courbesseaux, Gellenoncourt, Buissoncourt, Haraucourt, Lenoncourt, Varangéville et Saint-Nicolas, et se jette dans la Meurthe. (NDLR)

 [4] Le premier atteint fut Card, un soldat de la Section d’Argant, que j’avais précédemment eu l’occasion de houspiller un peu, en deux ou trois circonstances, parce qu’il ne me semblait pas animé du meilleur esprit, mais c’était là une erreur de ma part car il est mort en brave et je l’ai beaucoup regretté.

[5] Témoignage de GAUT, soldat au 226e de ligne : Serment prêté. "Le 25 août dernier (1914), j'ai été blessé dans un combat, le matin, à Réméréville, près le bois de Saint-Philibert, forêt de Champenoux. J'étais tombé sur la pente d'une crête, d'où je découvrais très nettement la plaine. Vers le soir, entre cinq et six heures environ, j'ai vu un groupe de trois soldats allemands venir, dans le champ d'avoine qui fermait cette plaine, ramasser les fusils abandonnés. A un moment — ils se trouvaient à deux cents mètres de moi à peu près, — l'un d'eux s'est baissé; je l'ai vu lever la crosse de son fusil et la faire retomber avec force, trois fois de suite au moins, sur un blessé qui levait les bras et poussait des cris. Le blessé s'est ensuite tu. Je n'ai pas vu le corps du blessé, mais il n'est pas douteux qu'il a été tué à coups de crosse et qu'il levait les bras en manière de supplication. Le groupe des trois Allemands a ensuite continué sa route à travers le champ." Lecture faite, persiste et signe avec nous. (in Gallica) NDLR

[6] MUTEL (André), avoué au Tribunal civil de la Seine, caporal au 226e Régiment d'Infanterie, parti le 3 août 1914, fut blessé mortellement, le 25 août 1914, à la bataille de Courbesseaux, en Lorraine, et mourut, le 29 suivant, à l'ambulance des Instituteurs, à Nancy. (né le 22 août 1880. Fils de M. et de Mme née BROCHOT. Marié à Melle Louise-Marie MARCHAND, fille de M. et de Mme née LEBLANC, deux enfants.)

[7] Le sous-Lieutenant Doumer, du 8e d’artillerie, je crois, devait être tué quelques jours plus tard, le 10 ou le 12 septembre, à Buissoncourt. (note de l’auteur)

[8] Sénateur qui devint Président de la République, puisqu’il s’agit de Paul Doumer (1857-1932), mort assassiné. Paul Doumer eut quatre de ses cinq fils tués pendant la guerre de 14-18. Il s’agit ici du premier, André Karl Doumer (Paris 1889-Nancy 1914) : lieutenant d'artillerie mort de ses blessures dans un hôpital militaire. (NDLR)

[9] Ce Bataillon du 269e était commandé par le Commandant Würster qui devait, un peu plus tard, être placé à la tête du 226e comme Lieutenant-Colonel (du 22 novembre 1914 au 17 octobre 1914).

[10] DÉCLARATION faite, le 29 septembre à 19 h, à l'hôpital auxiliaire n° 33, à Hyères (Var), par le caporal DORÉ, du 226e Régiment d'Infanterie : « Je soussigné, Doré (Gaston), caporal au 226e de ligne, 17e compagnie, âgé de 28 ans, né à Fontainebleau ( Seine-et-Marne), déclare avoir été blessé à Courbesseaux, à vingt kilomètres à l'est de Nancy, le 25 août 1914, par des éclats de mitrailleuse dans les reins. Après ma chute - environ deux heures après-un officier allemand s'est dirigé vers moi et mes camarades tombés en grand nombre, et a déchargé cinq fois son revolver sur nous. Se munissant ensuite d'un poignard, il s'est baissé vers moi, et d'un coup de son arme, m'a transpercé le cou de part en part. Après être resté trois jours sans pouvoir être secouru, je fus relevé par des artilleurs et transporté au poste de secours de Courbesseaux, où je reçus les premiers soins. J'affirme que plusieurs de mes camarades, blessés comme moi, ont été achevés à coups de revolver ou de poignard par le même officier allemand.                                        Hyères, le 2 9 septembre 1914.                                   Signé : Gaston DORÉ. »

[11] Pertes du 226e, en officiers, le 25 août 1914 à Courbesseaux.

Tués : Etat-Major du Régiment : Capitaine Flaubert, adjoint au Colonel, X…, Lieutenant-téléphoniste (mort des suites de ses blessures), Lieutenant Denis, mitrailleur.

5e Bataillon : Capitaine Dard, chef de Bataillon, Capitaine Bourgeois, Capitaine Fischer, Lieutenant Lacroix, Lieutenant Faucher, Sous-Lieutenant Deseilligny, Sous-Lieutenant de Bricy.

6e Bataillon : Sous-Lieutenant Labbé, Sous-Lieutenant Cestre, Sous-Lieutenant Cournault.

Blessés : Etat-Major du Régiment : Colonel Hoff.

5e Bataillon : Capitaine Mercier, Lieutenant Karcher, Sous-Lieutenant Goury du Roslan.

6e bataillon : Capitaine Bérault, Capitaine Durand, Capitaine Houillon, Sous-Lieutenant Chevert. (note de l'auteur)

Quelques précisions sur le Sous-lieutenant Labbé : LABBE (Jacques-Paul-Edouard), décoré à titre posthume, sous-lieutenant au 226e Régiment d'Infanterie. Tué, le 25 août 1914, au Grand-Couronné de Nancy. Citation : A entraîné sa section à l'attaque avec le plus bel élan; a été tué au cours de l'action menée ce 25 août 1914. (Marié à Thérèse DURAN Y RIVAS) (Cité au Tableau d’Honneur des Morts de la Guerre) NDLR

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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
  • Vous trouverez ici le Journal de guerre de mon aïeul, le capitaine Lucien Proutaux, écrit du premier au dernier jour de la Grande Guerre (1914-18). Ce journal est publié jour après jour, 100 ans après les événements relatés et a débuté le 1er août 2014.
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