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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
10 septembre 2014

10 Septembre 1914

10 Septembre 1914

Quelle affreuse nuit je viens de passer ! Jusqu’à deux heures du matin, les Boches n’ont pas cessé d’envoyer, toutes les 2 ou 3 minutes, une bordée de 6 marmites. Rien de plus énervant que cet arrosage régulier ; entre chaque salve, on commence à sommeiller pour être aussitôt réveillé en sursaut par les éclatements. Comme si ce n’était pas assez du bruit de la mitraille, un orage formidable s’est déchaîné sur nos têtes, mêlant le feu du ciel à celui des mortels. La pluie s’est mise à tomber avec rage, transformant nos trous en cloaques ; au bout de quelques instants, la boue nous monte à mi-jambe.

Inutile de dire qu’au milieu de cette tourmente, mes sentinelles sont complètement affolées ; à chaque minute, il en surgit une me réclamant pour me signaler l’approche d’ennemis imaginaires. Mon Russe, les yeux exorbités, se précipite en s’écriant : « Ma Lieutenant, ma Lieutenant, les voilà ! » Je vais avec lui pour constater que sa méprise est simplement due  à un buisson qui remue ou à toute autre cause aussi anodine.

Une autre fois, c’est un guetteur éperdu qui lâche son coup de fusil. Aussitôt, toute la ligne s’allume et j’ai le plus grand mal à arrêter cette tiraillerie. Aussi, est-ce avec satisfaction que je salue les premières blancheurs de l’aube ; grâce à elles, tout mon monde va retrouver son calme.

09 10 Gabriel Chevallier 1895 1969

La Peur, roman très fort de Gabriel Chevallier (1895-1969). Mobilisé dès 1914, il est blessé un an plus tard. Une fois rétabli, il retourne au front, où il restera comme simple soldat jusqu’à la fin du conflit. (coll. pers.)

Malheureusement, la pluie persiste et rend nos abris inhabitables. Les trous d’obus laissés par le récent bombardement, sont pleins d’eau et forment autant de vasques dans lesquelles plusieurs hommes pourraient aisément se baigner. Impossible de se sécher, car tout, autour de soi, ruisselle d’eau. J’avais bien raison de dire, hier, que nous allions pourrir sur place.

Nous avons beau regarder avidement la route, nous ne voyons toujours pas poindre la troupe tant désirée qui nous relèvera. Heureusement que quelques loustics impénitents lancent de temps à autre une plaisanterie qui nous ranime un peu.

Par la voie de la décision, que l’on pense tout de même à nous faire parvenir, j’apprends qu’un de mes sergents, de Caladon[1], est nommé Sous-Lieutenant et reste affecté à la Compagnie. Il a eu une belle tenue au feu le 25 et je vois avec plaisir sa promotion dont je le félicite chaudement.

Ce matin, voyant quelque chose remuer dans un trou d’obus à 3 ou 400 mètres devant notre front, je réclame deux volontaires qui devront en quelques bonds se rendre à l’endroit indiqué pour constater la cause de ce fait insolite. Personne ne se présentant, je dis : « C’est bien, j’y vais moi-même. » aussitôt, deux hommes se précipitent pour m’accompagner. J’en choisis trois et me voilà donc parti, en reconnaissance, revolver en main. Je ne trouve qu’un malheureux chasseur, égaré et fourbu, que je ramène avec moi. Un de mes lascars, toutefois, a eu l’imprudence de montrer son nez, ou plutôt sa barbe, car il s’agit de Bouquet dont le visage s’adorne d’une fort jolie barbe noire, au-dessus de la crête qui nous protège et nous sommes immédiatement salués, et poursuivis au retour, par une salve de fusants[2].

Ils ne sont pas avares de ces derniers, d’ailleurs, et ne regardent pas à la dépense en ce qui concerne cette catégorie de munitions. Avant-hier, je me rasais et me lavais au bord d’un petit ruisseau qui coule à proximité de nos tranchées (ce ruisseau répond au nom peu poétique de la Pissotte[3]) ; il est à croire qu’un observateur boche m’épiait, car, tout le temps qu’ont duré mes ablutions, des shrapnels n’ont pas cessé d’éclater, se rapprochant progressivement de moi. Comme, tout de même, l’artilleur ennemi devait se rendre compte qu’un si mince objectif ne valait pas de gaspiller tant de poudre, il n’envoyait qu’un obus à la fois et à d’assez longs intervalles. Enfin, il était temps que je déloge, car, à peine éloigné de 50 mètres, le dernier éclatement se produisait exactement au-dessus de la place que je venais de quitter.

Nous avons remarqué que ces Messieurs exécutent leurs marmitages à heures fixes. C’est généralement vers midi que la sérénade commence, pour une durée plus ou moins longue ; elle reprend ensuite vers la tombée de la nuit.

Je viens d’avoir une émotion… Au déclin du jour, déboitent de la route, des chasseurs qui prennent la formation de combat. La voilà donc la relève tant attendue ! Quelle erreur !

Voici le Capitaine de la Compagnie qui traverse mes lignes et auprès duquel je me renseigne ; il m’apprend que le 20e Corps attaque les positions allemandes au Nord de Gellenoncourt dont, de jour, nous apercevons le clocher. Après un court arrêt dans mes tranchées, il repart et c’est de tout mon cœur que je lui souhaite bonne chance.

Il se pourrait que notre nuit ne soit pas tranquille. Le soir venu, la lueur d’un incendie rougeoie à l’horizon ; c’est justement Gellenoncourt qui brûle. Nous avons vu flamber ainsi Crévie,  Réméréville, Courbesseaux, Maixe, Haraucourt, etc. Chaque nuit amène la destruction par le feu, d’un de ces pauvres villages lorrains. Ah ! brigands, nous irons aussi chez vous et soyez certains que nous n’oublierons pas les souffrances qu’endurent, par votre fait, nos populations de la frontière !

09 10 Gellenoncourt

 

Le village de Gellenoncourt détruit

 


 

[1] Mercier de Caladon sera fait prisonnier comme l’attestent les références suivantes : DE CALADON Pierre, Naissance : à Paris (Paris), Lieu de l'acte: Grafenwoehr / Bayern, Date de l'acte : le 11 juillet 1915 (http://www.genealogie.com/v4/genealogie/Search.mvc/ViewArchiveOld?idActe=eeabcc14-692b-4257-809e-b6dde06594ef&idPerson=1&firstName=Pierre&lastName=DE%20CALADON&source=Prisonniers%20fran%C3%A7ais%20(1914-1918)&isFree=False&category1=0 ) (NDLR)

 

[2] Fusant : Obus qui explose en l’air au dessus des troupes adverses. Pour cela il est muni à son sommet d’une «  fusée » réglée pour déclencher l’explosion de l’obus au bout d’un temps calculé à l’avance. Le «  fusant » est composé d’explosif et de billes de plomb ou d’acier appelées shrapnels.(in http://crid1418.org/espace_pedagogique/lexique/lexique_ej.htm ) (NDLR)

[3] Décidément ce ruisseau a marqué l’esprit de Lucien, il a déjà exactement la même réflexion le 25 août 14… ! (NDLR)

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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
  • Vous trouverez ici le Journal de guerre de mon aïeul, le capitaine Lucien Proutaux, écrit du premier au dernier jour de la Grande Guerre (1914-18). Ce journal est publié jour après jour, 100 ans après les événements relatés et a débuté le 1er août 2014.
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