14 Septembre 1914
14 Septembre 1914
Peu à peu, les bonnes nouvelles finissent par se faire jour et nous savons, maintenant, que nos camarades ont arrêté l’ennemi sur la Marne et, reprenant l’offensive, l’ont forcé à la retraite. Paris n’est plus menacé ; ce n’est donc pas seulement devant nous que les Boches sont en fuite ! La Victoire nous sourirait-t-elle enfin ?
Il ne faut pas moins de toute la joie que nous occasionnent ces grands et heureux événements pour chasser la pénible impression que continuent à nous laisser les tristes lieux que nous habitons.
Aujourd’hui, quelques indigènes sachant leur pays libéré, sont venus se rendre compte de l’étendue de leur ruine. On en voit déjà qui essayent de réparer ce qui reste de leur maison et je suis persuadé que, dans peu de temps, ce village désolé renaîtra de ses cendres.
Il est également arrivé tout à l’heure un convoi de dix ou quinze taxis desquels a débarqué une bande d’individus armés de pelles et de pioches. Ces gens venaient de Nancy pour enterrer les morts. L’homme qui semble être leur chef leur dit de se mettre à ma disposition, ce que je ne demandais nullement. Après leur avoir indiqué rapidement les deux ou trois endroits où gisent les cadavres en plus grand nombre, je me suis vivement éclipsé, ne me souciant en aucune façon d’assumer la direction de cette macabre opération.
J’ai vu hier, une expédition d’un autre genre, qui n’a pas manqué de révolter mon âme de combattant : c’était une tapissière[1] réquisitionnée je ne sais où et conduite par une demi-douzaine de médecins, pharmaciens, officiers d’administration, appartenant à de vagues formations sanitaires du plus éloigné arrière-front ; ils étaient venus pour piller les tas de cadavres et rapporter de glorieux ( ?) trophées, fusils, sacs, casques, baïonnettes, etc. Je me suis retenu à quatre pour ne pas traiter comme ils méritaient de l’être et renvoyer à leurs ambulances, ces détrousseurs de morts et ces morticoles[2] que l’on ne voit apparaître, tels de modernes Thénardier, que lorsqu’il n’y a plus aucun danger et non pour donner une sépulture aux braves qui sont tombés, amis ou ennemis, mais pour les dévaliser.
Tapissière, photo provenant des archives Jonot in http://www.3moulins.net/vehicules.htm
A la fin de notre déjeuner, un coup de théâtre nous était ménagé. La porte de la salle à manger s’ouvre tout à coup et entre … la propriétaire de notre château ! Cette brave dame ne paraît pas du tout heureuse de trouver sa maison en cet état : trouée par les obus de place en place et complètement mise au pillage. Il me semble même qu’elle aurait préféré ne pas nous voir installés là en maîtres, nous servant de sa vaisselle et de ses meubles. Elle n’en souffle mot, d’ailleurs, pensant peut-être que les Boches s’en sont servis avant nous, et le Capitaine Bérault, très homme du monde, lui ayant prodigué force paroles de consolation, à son départ elle est rassérénée et met, au contraire, tout ce qu’elle possède à notre disposition.
Par exemple, pourquoi s’obstiner à nous faire monter, dans la journée, notre insipide faction ? Nous sentons bien, et les hommes le sentent également, qu’elle est inutile, les Allemands sont si loin… La pluie s’est remise à tomber et nous revoilà crottés épouvantablement. Que l’on nous laisse donc nous reposer et nous refaire tranquillement, ou que l’on nous expédie dans une contrée où nous serons employés plus activement !
Afin de réconforter un peu mes pauvres poilus et de changer un peu leur ordinaire invariablement composé de bœuf et de singe, je me mets en campagne et trouve à acheter un cochon. Je puis me permettre cette dépense, le boni de l’ordinaire commence à être rondelet, plus rondelet certainement que le porc que je fais débiter devant moi ; mais ça ne fait rien, les hommes seront contents demain matin de trouver leur ration augmentée d’un morceau de lard ou d’une tranche de jambon.
Favorisé par le vaguemestre, j’ai reçu trois lettres de ma femme, très anciennes de date, par exemple. Quand donc recevrons-nous notre correspondance plus régulièrement et surtout plus rapidement ?
La Bataille de la Marne est décrite dans L'Illustration n°3901 du 8 décembre 1917 (coll. pers.)
Le rôle des Taxis de la Marne est décrit dans L'Illustration n°4044 du 4 septembre 1920 (coll. pers.)
[1] Tapissière : Voiture légère hippomobile, munie d'un toit et ouverte sur les côtés, utilisée autrefois pour le transport des meubles, des tapis et de diverses marchandises, in www.cnrtl.fr/definition/tapissière//1 (NDLR)
[2] Morticole, argot, vivant de la mort, comme certains médecins, les croque-morts, etc. in http://dictionnaire.reverso.net/francais-definition/morticole (NDLR)