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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
4 octobre 2014

4 Octobre 1914

4 Octobre 1914

Hier, pendant que nous étions en position devant Lens, un de mes sergents m’a fait part des deux tuyaux sensationnels suivants qu’il tenait d’un téléphoniste ( ?) de l’Artillerie :

1°) le Général Joffre est élevé à la dignité de Maréchal de France,

2°) la 70e Division a parfaitement rempli la mission qui lui était confiée et est relevée par le 21e Corps d’Armée[1].

10 04 Ordre du Corps d'Armée

Lucien Proutaux cité à l'ordre du Corps d'Armée (coll. pers.)

Le Corps d’Armée en question est diablement en retard, car je ne vois pas encore que nous soyons au repos !

En attendant, ramassant tous les gens du 5e Bataillon que je trouve en route, je me dirige sur Vimy. Le chant des balles nous fait, comme toujours, une désagréable conduite. L’une d’entre elles me cingle la main droite, mais ne m’occasionne qu’une forte ecchymose.

Nous pénétrons dans le village par une route qu’enjambe le pont de chemin de fer de Lens. A cet endroit, celui-ci est établi sur un talus assez élevé qui défend la localité dans la direction de l’Est.

Bien à l’abri derrière ce talus, se trouve, à cheval, un officier du 269e qui m’intime l’ordre de m’arrêter. Les galons de son képi et de son manteau sont soigneusement cachés, j’ignore, par conséquent, son grade et lui dis :

« Vous me donnez un ordre, c’est très bien, mais encore faudrait-il que je sache si vous avez le droit de me donner cet ordre. –Je suis Capitaine, me répond-il. –Ah ! bon, mais moi, j’ai l’ordre de mon Colonel de rentrer dans Vimy et, d’ailleurs, voilà qui va nous mettre d’accord. » En effet, survient le motocycliste du Colonel qui me prescrit, de la part de celui-ci, d’avoir à gagner la place de la Station où le 226e se reforme. Force est donc au monsieur de s’incliner[2].

Les obus commencent à pleuvoir sur Vimy[3]. Rapidement, place de la Station, je regroupe ce qui reste de la 18e et le Capitaine Bérault me donne, comme mission de tenir la lisière sud du bourg.

Je vais aussitôt prendre position sur un chemin longeant cette lisière. A ma gauche, se trouve le pont du chemin de fer sous lequel je suis passé tout à l’heure. Devant moi, à 1 kilomètre, au milieu des arbres, Farbus, dont on n’aperçoit que la cloche, et que rejoint le remblai du chemin de fer.

En résumé, ma situation n’est pas très fameuse, mes vues étant des plus limitées dans toutes les directions. Une Compagnie de Chasseurs occupe Farbus.

 

http://club.doctissimo.fr/phil62/saint-ranulphe-aout-33889/photo/farbus-1186402.html

Farbus, dont on n’aperçoit que la cloche…, in http://club.doctissimo.fr/phil62/saint-ranulphe-aout-33889/photo/farbus-1186402.html

 Je viens de passer devant une maison dans laquelle nos mitrailleurs ont installé une de leurs pièces à une fenêtre du premier et unique étage. La pauvre femme qui habite là, s’enfuit en pleurant à chaudes larmes sans écouter les soldats qui lui disent qu’elle a encore le temps avant de se sauver, de se charger de ses objets les plus précieux.

A quelques pas de moi, une porte est violemment enfoncée par un 77 qui en écorne le chambranle. En jetant un regard dans certaines demeures, on aperçoit des habitants qui ne se sont pas encore décidés à partir.

Toute la journée, des débris de compagnies du 6e Bataillon, tiraillent sans arrêt du haut de la ligne de chemin de fer.

Quel n’a pas été mon étonnement, tout à l’heure, de voir tourner les ailes d’un moulin situé à 400 ou 500 mètres devant nous. J’ai aussitôt expédié Poisson et un autre luron de son espèce et, peu après,  ils revenaient accompagnés d’un quidam donnant des signes d’ébriété. Ma conviction est que cette ivresse était simulée et que je me trouvais bel et bien en présence d’un espion surpris faisant des signaux à l’ennemi. Je l’ai aussitôt envoyé au Colonel et ne sais ce qu’il est devenu[4].

A un certain moment, le Colonel Fernier vient examiner les dispositions que j’ai prises et en critique quelques unes. Je lui fais remarquer qu’il n’est pas très facile de faire ce qu’on voudrait avec une Compagnie réduite à moins de 80 hommes ; il en convient, d’ailleurs. Je reçois aussi la visite du Docteur Dumas, notre médecin chef de service du Régiment qui se promène en amateur. En m’apercevant, il s’écrie : « Sapristi, je vous croyais blessé et évacué depuis hier ! –Pas encore, lui dis-je. »

Un sergent, le sergent Couderc, avec une douzaine d’hommes de sa section, a rejoint la Compagnie dans la journée. Il avait battu en retraite un peu trop précipitamment hier soir à Acheville et s’était égaré. Après nombre de péripéties, il nous avait enfin retrouvés. Je l’ai reçu un peu rudement car ce n’est pas la première fois que pareille histoire lui arrive, mais je suis néanmoins heureux de voir revenir ces braves garçons sur le sort desquels je n’étais pas sans inquiétude.

A la nuit tombante, le Capitaine du 269e, qui m’a fait, ce matin, l’algarade rapportée plus haut, réapparaît, toujours à cheval (il a bien de la chance, lui, d’avoir son cheval ! Le mien, celui qui était encore à moitié sauvage, a trouvé moyen, la nuit dernière, de s’enfuir, par la maladresse de mon ordonnance, et de passer, probablement, à l’ennemi avec ma sellerie). Il a changé de ton et m’informe que les Chasseurs, qui occupaient Farbus, devaient être partis. Allons ! voilà qui ne va pas arranger les choses… Je fais établir un fort barrage à la sortie de Vimy, sur la route qui conduit à Farbus, et envoie une patrouille explorer ce village.

Tout de même, comme il y a 4 jours que je ne me suis rien mis sous la dent, je dépêche mon ordonnance à la recherche de quelques victuailles. Il me rapporte, au bout d’un instant, des boites de sardines, du beurre (rance), des biscuits et une bouteille de bière. Nous nous installons, de Caladon et moi, sur le pas d’une porte pour déguster ces bonnes choses. Toutes mes dispositions étant prises pour la nuit : « Pourvu qu’on nous f… un peu la paix, maintenant », dis-je ! Ah, bien oui ! à peine ai-je fini de parler, que je vois arriver, essoufflés et affolés, le caporal et les hommes de ma patrouille de Farbus. Ils ont été accueillis à coups de fusil et la localité est aux mains de l’ennemi ! Allons, ça devient gentil !

Sur ces entrefaites, à ma gauche, des hurlements épouvantables retentissent ; les animaux d’une ménagerie, rendus soudain à la liberté, ne pousseraient pas cris plus féroces. Je cours aussitôt dans la direction du Pont du chemin de fer et constate avec stupeur que tous les hommes du 6e Bataillon et les Chasseurs, qui défendaient cet endroit, ont décampé ; et les Boches accourent de tous les côtés !

Que faire, mon Dieu, que faire ? Dois-je, sans aucune utilité, laisser massacrer la poignée de braves qui me reste ? Faut-il, plutôt, attendre bêtement, et sans plus de profit, d’être pris dans notre cuvette ? Qu’il est donc pénible pour le chef, d’avoir à assumer de telles responsabilités ! je crois que le plus sage parti est, pendant qu’il en est temps encore, de nous retirer. C’est ce à quoi je me résigne, advienne que pourra !

Laissant à de Caladon le soin de rameuter nos gens, je vais prévenir le Colonel de ce qui se passe. Je le trouve dans une maison du Petit-Vimy, sur la route de Lens à Arras et, comme je m’y attendais, il me reçoit assez mal, mais, néanmoins, finit par convenir que je ne pouvais guère agir autrement.

Nous voici, maintenant, sur la route indiquée plus haut. Goury du Roslan[5], avec sa 19e, m’y a rejoint ; dans la bagarre, il a perdu son képi qu’une balle lui a enlevé. Je lui prête mon calot que j’ai toujours la précaution de porter sur moi, dans ma musette et, un peu plus tard, dans un moment de découragement, après tout un peu excusable après les épreuves sans nombre qui nous ont assaillis depuis trois grands jours, je lui dis : « Ah ! combien je désire la bonne blessure qui me permettra de sortir de cet enfer ! –Comment, me répond-il, c’est vous, Proutaux, que j’entends proférer un propos aussi sacrilège ! » Honteux d’avoir ainsi laissé voir ma lassitude, je m’empresse, alors, de lui affirmer que je ne pensais pas un traitre mot de ce que je venais de lui dire et que, au contraire, mon moral était toujours à la hauteur des événements. Pour le lui prouver, j’emploie une partie de ma nuit à recueillir tout ce que je rencontre d’hommes du 226e, du 269e, du 44e Bataillon de Chasseurs, et à les diriger sur les points où sont groupés les débris de leurs Corps[6].



[1] La première de ces nouvelles était un peu prématurée puisque le Général Joffre n’a reçu son bâton de Maréchal qu’à la fin de l’année 1916. Quant à la seconde, elle n’était pas sans fondement car l’historique du 226e dit à son sujet : « Par son âpreté à défendre le terrain pied à pied, elle (la 70e Division) permit le débarquement de quelques unités anglaises et du 21e Corps à sa gauche, tandis que la Division marocaine prenait position à sa droite. » (Note de l’auteur)

[2] Il s’agissait, en l’occurrence, du Capitaine Béjard, devenu, par la suite, chef de Bataillon au 269e, et, après, commandant du 42e Bataillon de Chasseurs. J’ai eu l’occasion de revoir le Commandant Béjard en 1922, à un dîner des anciens officiers de la 139e Brigade. Il était, alors, professeur à l’Ecole de Guerre. Je lui ai rappelé les faits ci-dessus, sans aucune acrimonie, du reste ; il s’en est très bien souvenu et nous nous sommes quittés les meilleurs amis du monde. (Note de l’auteur)

[3] Des photos de Vimy ravagé sont publiés le 3 octobre 1914 (NDLR)

[4] Ce pays semblait être, d’ailleurs, infesté d’espions. Chanot, mon ancien sergent-major, promu Adjoint de Bataillon, m’a raconté, plus tard, que le même jour, à la tombée de la nuit, il avait, lui-même, surpris dans une maison de Vimy, 2 hommes occupés à faire, avec une lampe allumée, des signaux dans la direction de l’Est, celle de l’ennemi. Il déchargea son revolver sur eux et vit s’écrouler celui qui portait la lampe. Quant à l’autre, il s’enfuit sans attendre et ne put être rejoint. (Note de l’auteur)

[5] Goury du Roslan avait été, une première fois, blessé le 25 août. Sa blessure, sans être excessivement grave, aurait très bien pu le retenir à l’arrière pendant plusieurs mois. N’écoutant que la voix du devoir, il avait rejoint le Régiment au bout d’une dizaine de jours, sa plaie non encore fermée, se refusant à prendre le congé de convalescence qu’on n’aurait pas manqué de lui accorder. Le 13 octobre 1914, il sa faisait bravement tuer devant La Targette, je crois. Sa fin, que m’a racontée Combier qui l’assista dans ses derniers moments, avait été tout à fait édifiante et digne du caractère que je lui connaissais. (Note de l’auteur)

Henri, Louis, Lucien, Anne, Marie GOURY DU ROSLAN, décoré à titre posthume, sous-lieutenant de réserve au 226e d'Infanterie fut tué, à la tête de sa troupe, en montant à l'assaut de La Targette le 13 octobre 1914, à l'âge de 26 ans. Il était le fils du Baron Jules GOURY DU ROSLAN el de la baronne née NOUETTE-DELOHME.  (in Tableau d’Honneur des Morts de la Guerre) NDLR

[6] Cette défaite de Vimy de 1914 aura de lourdes conséquences pour la suite. Il faudra attendre 1917 pour que « la crête de Vimy » soit reconquise par la France et ses alliés, ainsi qu’il est expliqué ci -après : « La crête est sans doute l’un des points stratégiques d’importance capitale pour l’Allemagne : non seulement permet-elle de voir, de son sommet, tout ce qui se passe dans les tranchées canadiennes, mais elle protège également les mines de charbon de Lens servant grandement à l’économie de guerre allemande. Prise au tout début de la guerre, en octobre 1914, la crête est l’enjeu de nombreux assauts par les Français menés par Foch et par les Britanniques, le tout portant les pertes de l’Entente pour cette seule position à plus de 150 000 hommes. » (wikipédia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_la_cr%C3%AAte_de_Vimy ) (NDLR)

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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
  • Vous trouverez ici le Journal de guerre de mon aïeul, le capitaine Lucien Proutaux, écrit du premier au dernier jour de la Grande Guerre (1914-18). Ce journal est publié jour après jour, 100 ans après les événements relatés et a débuté le 1er août 2014.
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