Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
22 octobre 2014

22 Octobre 1914

22 Octobre 1914

Il y a quinze jours que je suis ici ! Quinze jours que j’ai quitté la bataille et combien j’ai souffert, au physique et au moral, durant cette période !

Les pansements que l’on me fait, toutes les 48 heures, sont on ne peut plus douloureux et il me faut déployer une bien grande énergie pour ne pas crier lorsqu’on me remue la jambe ; je crois, d’ailleurs, que, parmi les gens qui m’entourent, on rend hommage, peut-être plus que de raison, au courage dont je m’efforce de faire preuve pour endurer tous mes maux sans proférer de plaintes. Ainsi, l’autre jour, j’ai entendu le médecin-chef dire à un de ses seconds, le Dr Sylvestre, au cours d’un de ces terribles pansements, alors que je blêmissais sous la souffrance, me contentant de demander un peu à boire : « C’est un stoïque, celui-là ! »

Ma blessure, du reste, ne va pas des mieux et cela est certainement dû au manque de soins complet dont j’ai souffert pendant les premiers jours. Tout mon côté gauche a été envahi par une infection qui a beaucoup inquiété les chirurgiens, mais qu’ils espèrent avoir, heureusement, réussi à circonscrire. Il faut ajouter à cela que je tousse et crache comme un malheureux. Il est vrai que l’installation de cet hôpital laisse bien à désirer ; pour me transporter à la salle d’opérations, il faut me faire traverser la rue sur un brancard, au sortir de mon lit dans lequel je grelotte de fièvre et, par ces jours de la fin d’octobre, qui sont pluvieux et froids, rien d’étonnant à ce que j’ai attrapé quelque chose à la poitrine. Les médecins n’en ont cure, par exemple, ils ne s’occupent que de ma jambe. Ce transport est toujours une opération que j’appréhende, car, pour sortir de la villa qui m’abrite, il faut me passer, avec mon brancard, par-dessus la rampe d’un petit perron élevé de cinq ou six marches qui se trouve à la porte d’entrée ; les infirmiers sont donc obligés de se livrer à une manœuvre de force et, chaque fois, je m’attends à basculer dans le vide et je me demande, alors, dans quel état on me relèverait. Ce que je ne puis supporter sans une certaine impatience, non plus, c’est de voir une rangée de bonnes femmes arrêtées, pour nous voir passer, entre la villa et la porte de l’hôpital, et échangeant à haute voix, des réflexions apitoyées sur notre sort. Mais, sapristi, nous ne demandons pas qu’on nous plaigne ; tout au moins, en ce qui me concerne personnellement, je ne demande pas cela ; je suis, au contraire, fier de souffrir pour mon pays et je voudrais voir ceux qui n’ont pas eu cet honneur-là, envier mon sort et non pas me plaindre !

Parmi les infirmiers de l’Ambulance, il en est un qui mérite une mention tout à fait particulière ; taillé en hercule, il m’enlève de mon lit, je ne dirais pas comme une plume, car mon poids dépasse de beaucoup celui d’une plume, mais avec une extrême facilité. Avec cela, il a des mouvements d’une douceur qui étonne chez un pareil colosse ; aussi, j’éprouve une certaine satisfaction quand je vois arriver Astruc[1] (c’est ainsi qu’il s’appelle), lorsque l’heure de mon pansement approche. Avec lui, je suis sûr d’être transporté avec le minimum de heurts et de cahots. Il faut dire que, dans le civil, ce brave homme est … prêtre et remplit, en temps de paix, les fonctions de premier vicaire à Montmorency.

Ses camarades, par exemple, sont, pour la plupart, loin de le valoir ; d’ailleurs, ils ne font, en général, que passer ici, et, lorsqu’ils ont séjourné quelques jours, ils filent aussitôt vers d’autres contrées. Ce sont, presque tous, d’excellents paysans remplis de bonne volonté, mais incapables de donner le moindre soin intelligent aux blessés. Ainsi, l’autre nuit (je dois dire, en passant, que le sommeil ne me visite autant dire plus ; tous les soirs, on me fait une injection de morphine pour me permettre de reposer un peu. Sous l’influence du stupéfiant, je m’assoupis ou, plutôt, je tombe dans une espèce d’abrutissement qui dure une heure ou deux et au cours duquel je suis en proie aux plus affreux cauchemars. Le reste de la nuit, je ne dors pas et je souffre), l’un d’eux nous veillait ; ayant un besoin à satisfaire, je l’appelle et lui demande de me passer l’urinal. « J’y vas » me répond-il, et il ne bouge pas. Après avoir renouvelé mon appel trois ou quatre fois sans plus de succès, impatienté, je lui crie : « Mais, sapristi, apportez-moi donc l’urinal, je vais p…. dans mon lit ! » Aussitôt, il accourt en m’apportant l’instrument réclamé et de m’expliquer : « Si vous m’aviez dit que c’était le « pistolet[2] » que vous vouliez, j’aurais compris tout de suite et il y a longtemps que je vous l’aurais donné ! » Que voulez-vous répondre à cela ! Malgré ma colère, une pareille naïveté ne pouvait que me désarmer et, bien que mon état ne me prédispose guère à la gaieté, je n’ai pu m’empêcher de rire, tout seul, de cet incident.

La première nuit qui a suivi mon arrivée, j’ai vu mourir, dans ma chambre, et cela après une agonie de quelques heures, le Capitaine[3] du 25e qu’on avait amené un peu après moi. La nuit suivante, ce fut le petit sous-Lieutenant Valési dont j’ai parlé plus haut et qui logeait dans une pièce toute voisine. Très gravement atteint, les chirurgiens s’étaient décidés à tenter une ultime opération, et, lorsqu’ils le ramenèrent dans sa chambre, il trépassa alors qu’on le réinstallait dans son lit. Son vieux père, qui était accouru auprès de son fils, apprit la nouvelle le lendemain matin en venant lui faire sa visite quotidienne. Le chagrin de ce vieillard était navrant à voir.

Ces deux décès survenus coup sur coup à mes côtés, n’ont pas manqué de m’impressionner bien douloureusement, ainsi, d’ailleurs, que mes autres compagnons de chambre et nous nous demandions les jours suivants, lequel d’entre nous allait continuer la série.

Presque chaque jour, je reçois la visite d’un vieux Capitaine du 61e Territorial (de Cosne) dont j’ai malheureusement oublié le nom (je dis vieux, mais il n’a certainement pas encore dépassé la cinquantaine). Son unité, momentanément stationnée à Creil, doit être chargée d’un vague service, d’Etapes[4], aussi, est-il assez libre ; pris d’amitié pour moi, il vient donc toutes les fois qu’il le peut prendre de mes nouvelles et bavarder quelques instants avec moi. C’est tout à fait gentil de sa part et il ne manque jamais, en me quittant, de me laisser son « Echo de Paris » ; quand, par hasard, son service l’empêche de venir à l’Hôpital, il me dépêche son ordonnance pour m’apporter cet excellent journal que je n’ai pas toujours la force de lire jusqu’au bout.

10 22 Echo de Paris du 20 octobre 14 L'Echo de Paris du 20 octobre 1914

Au nombre de mes nouveaux camarades, il me faut citer le Lieutenant d’Aragon[5], du 20e Dragons, de Limoges. Blessé en Artois, aux environs de Lens, en faisant du combat à pied, il a la cuisse traversée par une balle, mais sans fracture, ni lésion grave ; aussi, trotte-t-il comme un lapin et est-il sorti toute la journée. C’est le plus aimable garçon que l’on puisse rencontrer et c’est bien volontiers qu’il se charge de faire, en ville, toutes les petites emplettes dont je puis avoir besoin.

Nous avons aussi un sous-Lieutenant d’Artillerie, cuisse fracturée, toujours en Artois. Il s’appelle Mourral et est le fils d’un Colonel du Génie appartenant au G.M.P.[6] Pas toujours très commode pour les Infirmiers et Infirmières, l’artilleur ; mais il reçoit souvent la visite de son père, de son jeune frère ou d’autres membres de sa famille et c’est ainsi que j’ai pu faire passer, par l’intermédiaire de son frère, un nouveau télégramme à ma femme afin de la mettre au courant de ma détresse et de mon immense désir de la voir à mes côtés[7].

10 22 Mourral

Le sous-Lieutenant Mourral rencontré par Lucien

Ah ! que mon compagnon d’infortune, Locquin, est heureux, lui ! Sa femme est, en effet, arrivée de St Malo il y a déjà quelques jours et ne quitte le chevet de son mari que le soir, pour regagner son hôtel, à l’heure où la circulation n’est plus permise aux civils.

Aurai-je jamais ce bonheur, de voir le doux visage de ma femme chérie se pencher sur mon lit de douleur ? La Saintonge est si loin ! Et cependant, je ne suis pas tout à fait sans espoir aujourd’hui, car deux télégrammes reçus tout récemment me laissent entrevoir la possibilité de son arrivée prochaine. Malheureusement, les termes de ces deux télégrammes se contredisent passablement, ce qui fait que je ne sais trop sur quoi compter.

En attendant, j’ai éprouvé, ce matin, la première véritable joie qu’il m’ait été permis de goûter depuis plus de trois longs mois… J’ai, en effet, reçu la visite d’une cousine[8] de ma femme, accourue à Creil à peine débarquée d’Orléans où elle avait été passer quelques jours auprès d’un de ses fils également blessé. Personne ne se rendra jamais compte de l’impression inoubliable ressentie par moi à la vue d’un visage ami, après les terribles épreuves que j’ai traversées depuis le commencement d’août ! Il me semble que mon exil et mon isolement sont, maintenant, terminés.

Cette excellente parente est restée plusieurs heures avec moi et nous avons convenu, ensemble, qu’aussitôt rentrée à Paris, elle télégraphierait à ma femme afin de hâter son départ. Le déjeuner nous a séparés, mais elle m’a promis de revenir aussitôt après son repas.

En effet, une heure s’est à peine écoulée qu’elle est de retour et nous voilà de nouveau installés, elle, à mon chevet, moi, dans ma couchette que j’ai fait transporter dans une petite pièce dont l’unique fenêtre donne sur la rue. De mon lit, j’aperçois la porte d’entrée de l’hôpital, de l’autre côté de la chaussée.

Nous causons depuis une demi-heure, peut-être, quand je ne puis retenir une exclamation car il me semble bien avoir reconnu deux silhouettes, celle de ma femme et celle de ma mère, pénétrant dans l’Hôpital à la suite de Madame Boverie, l’Infirmière-Major.

Aussitôt, je dépêche Marie Nouailhetas qui reparaît deux minutes après, accompagnée des deux voyageuses… Je ne m’étais pas trompé !

 

10 22 L

Dessin de Louis Sabattier (1863-1935) "Mon brave petit!" - Une mère française au chevet de son enfant héroïque: beaucoup d'amour et un peu d'orgueil. (L'Illustration n° 3854 - Coll. pers.)

Quelle indicible émotion étreint mon cœur lorsque je puis enfin serrer ma chère femme dans mes bras et lui demander des nouvelles de nos deux trésors qu’elle a laissés en Saintonge ! Cette fois, je suis bien sauvé et sa douce présence à mes côtés, et sa tendre amitié, auront tôt fait de remonter mon courage, qui commençait à sombrer dans mon atroce isolement, et m’aideront à supporter toutes mes souffrances.

Mais, la nuit arrive vite à cette époque et il faut que mes visiteuses regagnent leur hôtel qui est assez éloigné de l’Hôpital.

En venant, ma femme a aperçu une rue de Creil dont les maisons ont, toutes, été brûlées et démolies par les Boches.

10 22 Creil bombardé

Julie est-elle passée devant cette maison? (coll. pers.)



[1]On retrouve la trace de ce prêtre infirmier dans «Dieu et patrie : l'héroïsme du clergé français devant l'ennemi» (1914-18)  DIOCESE DE VERSAILLES - Doyenné de Montmorency. — MM. Astruc, vicaire de Montmorency, infirmier, hôpital d'évacuation n° 16, Creil (Oise)(NDLR)

[2] En fait, les deux termes coexistent, on trouve même l’expression « urinal-pistolet » (NDLR)

[3] Le Capitaine Delacour, du 25e RI de Cherbourg (journée du 8 octobre) (NDLR)

[4] Service des Etapes, lié aux services de santé, à l’acheminement des blessés, à l’affectation dans les Ambulances et les HOE (Hôpital d’Origine d’Etape). (NDLR)

[5] Devenu Capitaine et passé dans l’Aviation, d’Aragon trouva une mort glorieuse, en 1916 je crois, en se portant courageusement au secours d’un pilote de son escadrille tombé, avec son appareil, entre les lignes françaises et allemandes. (Note de l’auteur)

[6] G.M.P. : Gouverneur Militaire de Paris. On retrouve trace du colonel Mourral Marie-Hugues-Alphonse nommé par Clémenceau Directeur du Génie le 10 juillet 1918 (NDLR)

[7] Voir le télégramme posté le 19 octobre 1914 par les soins du fils Mourral.

[8] Les cousins Nouailhetas étaient apparentés à Julie par la branche  Furet. Le père de la cousine Marie, Pierre Nouailhetas, décédé en 1936, avait été officier mécanicien dans la Marine nationale. Marie Nouailhetas était dentiste et avait épousé M. Gerbier.

Publicité
Publicité
Commentaires
Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
  • Vous trouverez ici le Journal de guerre de mon aïeul, le capitaine Lucien Proutaux, écrit du premier au dernier jour de la Grande Guerre (1914-18). Ce journal est publié jour après jour, 100 ans après les événements relatés et a débuté le 1er août 2014.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Pages
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 78 446
Publicité