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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
23 octobre 2014

23 Octobre 1914

23 Octobre 1914

De bonne heure, ma femme est auprès de moi ; elle a grande hâte de voir le Médecin-Chef qui, de son côté, lui a fait dire qu’il désirait lui parler. En effet, pendant au moins trois quarts d’heure, je les aperçois de mon lit, se promenant de long en large dans la cour de l’Hôpital et passant et repassant devant la porte d’entrée qui, justement, est ouverte. Le Docteur semble causer avec une certaine animation.

Lorsque ma femme est de retour, elle me dit qu’il y a aurait un gros intérêt pour moi à me laisser évacuer sur Paris à la première occasion, car, ici, on manque du nécessaire pour me donner tous les soins que réclame mon état.

Cette occasion s’est déjà présentée il y a quelques jours, mais j’avais obtenu du Dr Consergues qu’il me conserve encore. Ah ! changer de nouveau d’hôpital, voir des figures inconnues qui, peut-être, me témoigneront moins de sympathie et d’intérêt que celles d’ici, auxquelles je suis maintenant habitué, quel ennui insupportable !

Et pourtant, je crois qu’il faudra que je me résigne à accepter ce nouveau changement…

Enfin, la journée se passe beaucoup moins vide et monotone que les précédentes puisque je ne suis plus seul à présent, et le moment de la séparation arrive bien trop vite à mon gré.

A peine y-a-t-il un quart d’heure que ma femme m’a quitté qu’un grand brouhaha se produit dans la rue : des trompes d’auto retentissent, des phares jettent leur lueur sur les maisons d’alentour et un certain nombre de voitures s’engouffrent dans la cour de l’hôpital. Aïe ! Ce remue-ménage ne me dit rien qui vaille et l’occasion dont il est parlé plus haut, pourrait bien se présenter ce soir-même…

En effet, au bout d’un instant je vois arriver le Dr Consergues accompagné de deux ou trois personnages vêtus de longues blouses blanches et que je ne connais pas. C’est bien ce que je redoutais, ce convoi d’autos vient de Paris chercher des blessés et le Docteur me dit qu’il faut absolument que je me laisse emmener, je serai hospitalisé dans une clinique de la rue de la Chaise[1] où je recevrai les soins des sommités médicales et chirurgicales de la Capitale et dans laquelle on dispose de tous les appareils les plus perfectionnés, etc., etc. D’abord, je résiste le plus que je peux, mais, comment répondre à tous les excellents arguments qui me sont donnés ? De guerre lasse, j’objecte à mon interlocuteur : « Allez, Docteur, je vois bien que vous voulez vous débarrasser de moi ! » Naturellement, il proteste et m’affirme que c’est uniquement dans mon intérêt qu’il insiste et je finis par céder ; il ne pouvait, d’ailleurs, en être autrement. Mais il va falloir déguerpir tout de suite et je suis alors tourmenté par la pensée que ma femme et ma mère étant parties, elles n’apprendront mon départ que demain matin et quelle sera alors leur déception ? je fais part de mes appréhensions au Docteur qui me répond : « Ne vous inquiétez pas de cela, je me charge de les faire prévenir. » En effet, quelques minutes après, une auto partait pour l’Hôtel du Chemin de fer et, un peu plus tard, on ramenait mes deux voyageuses qui devaient, je venais d’en être informé, prendre place dans une des voitures du convoi et m’accompagner jusqu’à mon nouvel hôpital.

Cette solution me convenait tout à fait et, du coup, mon regret de quitter Creil s’en trouvait sensiblement atténué.

En attendant, on m’enlève pour me transporter dans une auto d’ambulance, du modèle le plus confortable, où je suis installé auprès d’un brave troupier qui m’accueille avec un large sourire et me dit : « Comment allez-vous, mon Lieutenant ? » c’est donc qu’il me connaît, car n’étant pas habillé, il ne peut voir mon grade… En effet, le hasard m’a conduit à côté d’un soldat du 226e, de la 17e, et qui a été l’ordonnance de mon pauvre camarade Cotelle[2]. Blessé à la cuisse en même temps que moi, il a subi à peu près le même sort et les mêmes tribulations que moi et, pour terminer, la même voiture nous conduit côte-à-côte, à Paris, au même hôpital.

Tout le monde étant embarqué, on donne le signal du départ qui s’effectue à la lueur des lampes que portent Mme Locquin et les infirmières. Celles-ci me font leurs adieux et le Médecin-chef, qui s’est approché de mon auto, me recommande de ne pas manquer de lui envoyer de mes nouvelles.

Le voyage est assez pénible pour moi, car ma jambe me fait bien souffrir et je tousse beaucoup.

A la lueur des phares de l’auto, je distingue à peine les localités que nous traversons. A Ecouen, arrêt de quelques minutes ; on vient me demander si j’ai besoin de quelque chose. Par la vitre, j’aperçois des troupiers, chasseurs ou hussards, me semble-t-il, qui cantonnent probablement ici. Certains d’entre eux s’approchent et jettent un regard curieux dans l’intérieur de la voiture.

Ecouen ! ce nom évoque en moi de lointains souvenirs ; il y a onze ans, en 1903, j’ai cantonné moi aussi dans ce petit pays. Ce n’était pas la guerre, alors, et, à cette époque, j’étais un jeune caporal du 74e, tout fier de ses modestes sardines rouges, encore nouvelles. Nous regagnions Rouen par étapes après un séjour de trois mois au Camp de Mailly[3]. Combien différentes sont les circonstances d’aujourd’hui !

10 23 Ecouen Eglise

10 23 Ecouen Mairie

Deux cartes postales témoins des passages de Lucien Proutaux à Ecouen avant guerre, la première est adressée à Julie Furet, sa fiancée, et la seconde à ses grands-parents.

Nous repartons et, bientôt, entrons dans la Capitale. Curieuse impression que celle que j’éprouve en ce moment, alors que nous croisons de grands trams électriques qui volent sur leurs rails, éclairés par la lumière froide et crue des lampadaires. Il me semble pénétrer dans un monde qui n’est plus le mien, que j’ai quitté depuis des années et tout ce que j’aperçois me paraît nouveau et tout à fait étranger au drame horrible que je viens de traverser. Cependant, aux approches des fortifications, de vagues travaux de défense, chevaux de frise, abattis[4], etc. qu’il m’a été donné d’entrevoir très fugitivement, rappellent que la Bataille est encore proche et ne s’est pas éloignée d’une façon définitive de la Grande Ville.

Enfin, après avoir parcouru des quartiers excentriques et populeux, brulé les grands boulevards, nous arrivons dans la paisible Rive-Gauche et les autos stoppent dans la cour de mon nouvel hôpital. Aussitôt, des bras vigoureux saisissent mon brancard, le sortent de la voiture et me transportent dans un ascenseur. Au passage, ma femme, que j’aperçois, me fait un signe amical et, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, me voici installé dans une chambre au premier étage, m’a-t-il semblé. Il peut être dix heures et demie ou onze heures du soir et je m’inquiète du sort de mes voyageuses, car à cette heure tardive, il ne doit plus guère y avoir de moyens de transport pour regagner notre lointain Clichy. A ce moment, un Monsieur, qui me dit être un des administrateurs de l’Hôpital, pénètre dans ma chambre ;  il me questionne sur ma blessure, mon régiment, les circonstances dans lesquelles j’ai été blessé et, au cours de la conversation, j’apprends que j’ai affaire à Mr Delavenne[5], le nouveau conseiller municipal du quartier du Gros-Caillou. Profitant de la présence de cet aimable visiteur, je lui communique l’inquiétude dans laquelle je suis au sujet de ma mère et de ma femme et, en me quittant, il me promet de s’informer d’elles et de revenir me rassurer ; mais il ne revient pas et j’en augure qu’il ne les a plus trouvées.

Je croyais être l’unique locataire de ma chambre, qui répond au nom de « Chambre des Lotus », mais je ne tarde pas à être détrompé peu après le départ de mon visiteur, une voix s’élève à mes côtés, paraissant sortir des profondeurs d’un lit que je n’avais tout d’abord pas remarqué ; et cette voix, qui n’est pas celle d’un homme du Nord, me demande d’où je viens et avant de m’avoir laissé le temps de répondre, elle me dit qu’elle appartient à un Capitaine du 53e (Perpignan) et que ce capitaine blessé il y a une quinzaine de jours, a reçu « un obus dans l’épaule gauche ! » Mâtin, il doit avoir une belle blessure, un obus dans l’épaule… La conversation, ou plutôt le monologue, en reste, d’ailleurs, là car on vient déjà me prendre pour me conduire à la salle d’opérations où mon pansement est refait par le médecin de garde. En voyant ma jambe à découvert, ce médecin a un hochement de tête qui ne me semble guère de bon augure. Enfin, je réintègre mon lit et le reste de la nuit se passe tant bien que mal, malgré les plaintes et les gémissements presque continuels de mon compagnon de chambre.



[1] Au sujet de cette clinique, appelée également « Maison de santé du Dr Bonnet », un forum de discussion existe, avec de nombreuses précisions, et des questions. Les éléments en possession de Lucien Proutaux, qui va y séjourner de longs mois, contribueront, je l’espère, à renseigner les internautes. Voici un extrait du Forum: « L’an dernier, j’ai fait l’acquisition d’un fonds de photographies et de documents sur l’Hôpital auxiliaire 49 (Maison de santé du Dr Bonnet), situé au 7, rue de la Chaise à Paris (environ 350 photos). Bien que français, cet hôpital avait pourtant des origines canadiennes-françaises…

Lorsque la Grande-Bretagne entra en guerre contre l’Allemagne, le Canada, alors colonie britannique se retrouva de facto plongé dans cette guerre. Au début, en août 1914, Canadiens français et Canadiens anglais débordèrent d’enthousiasme et d’appui à la Grande-Bretagne et à la France.

En septembre 1914, le journal La Presse de Montréal, le plus grand quotidien français d’Amérique, lançait une campagne patriotique en vue d’organiser un hôpital militaire à Paris pour le secours aux blessés Français, avec le concours de ses lecteurs et des municipalités du Québec. Chaque municipalité devait soutenir financièrement le coût d’un lit d’hôpital et des médicaments. Au Canada, ce projet était officiellement connu sous le nom de « Hôpital des différentes paroisses de la province de Québec ».

Le projet démarra bien et, en peu de temps, 200 municipalités avaient répondu à l’appel. Lits et médicaments furent pris en charge par la Croix-Rouge française. Puis, en cours de route, pour de multiples raisons, les Québécois se désintéressèrent du projet. Malgré les efforts du quotidien La Presse pour tenir ses lecteurs régulièrement informés au sujet de cet hôpital et malgré les nombreux témoignages et remerciements d’officiers et poilus soignés dans cet hôpital, l’appui du Québec s’estompa. En janvier 1916, l’établissement devenait l’Hôpital d’Ecosse… in http://pages14-18.mesdiscussions.net/pages1418/Forum-Pages-d-Histoire-service-sante-1914-1918/maison-sante-bonnet-sujet_364_1.htm (NDLR)

[2] Sur Cotelle, voir la page de dédicace, puis les journées des 3, 8, 12 et  27 septembre, ainsi que les 1er et 2 octobre 1914. (NDLR)  

[3] Voir quelques vues du camp de Mailly dans le chapitre « 1901-1907, une vie de bureau et de garnison » (NDLR)

[4] Abattis (ou abatis) est un terme lié à la fortification désignant un obstacle constitué des branches d'arbres étendus en rangs, avec les dessus effilés dirigés à l'extérieur, vers l'ennemi. Les arbres utilisés sont habituellement entrelacés ou ficelés pour les maintenir ensemble. Les abattis sont utilisés seuls ou en combinaison avec des enchevêtrements de fil et d'autres obstacles. http://fr.wikipedia.org/wiki/Abattis (NDLR)

[5] Rapporté par le Matin, lors des élections municipales de 1911 :« Quand, dimanche dernier, M. Georges Delavenne fut élu conseiller municipal du quartier du Gros-Caillou, il attribua en partie son succès à la publicité qu'il avait fait faire aux abords des sections de vote et dans tout l'arrondissement. Que le nouvel édile, hélas ! se détrompe. Cette publicité ne lui a servi de rien. Tous ses prospectus, non distribués, ont été retrouvés, hier matin, par M. Gaubert, commissaire de police du quartier du Mail, chez un chiffonnier en gros de Montreuil. » (NDLR)

 

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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
  • Vous trouverez ici le Journal de guerre de mon aïeul, le capitaine Lucien Proutaux, écrit du premier au dernier jour de la Grande Guerre (1914-18). Ce journal est publié jour après jour, 100 ans après les événements relatés et a débuté le 1er août 2014.
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