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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
4 juin 2015

4 Juin 1915

4 Juin 1915

J’ai enfin abandonné mon lit et, depuis une dizaine de jours, je me lève et puis me mouvoir, assez peu commodément encore, à la vérité, en faisant usage de béquilles. Mes débuts avec ces horribles instruments ont été assez pénibles et la première fois que j’ai essayé de faire quelques pas en me cramponnant à deux personnes, je n’avais qu’une hâte, après avoir parcouru une douzaine de mètres, c’était de regagner mon lit au plus vite. Je n’avais jamais cru qu’il faille, à ce point, refaire tout un apprentissage pour reprendre possession du sol quand, comme moi, on est resté couché des mois et des mois.

Je viens d’éprouver ma deuxième grande joie depuis que je suis revenu à Paris ; ma première a été l’arrivée de ma Denise chérie, en janvier dernier, la seconde, c’est le retour de ma petite Simonne qui est venue, hier, me surprendre alors que je ne m’attendais pas à la revoir avant mon départ en convalescence. C’est encore ma femme qui m’a ménagé cette douce surprise. On juge si j’ai trouvé cette mignonne enfant changée : elle avait un peu plus d’un an lorsque je l’avais embrassée pour la dernière fois, fin Juillet 1914, elle en a près de deux aujourd’hui, c'est-à-dire qu’il fallait vraiment les yeux d’un père pour la reconnaître lorsqu’elle est entrée dans ma chambre tenant la petite sœur par la main ; aussi, avec quels transports de joie délirante l’ai-je serrée sur mon cœur !

06 04 Denise & Simonne Simonne (à gauche) et sa soeur Denise en 1915 (coll. pers)

06 04 Simonne à Piaud vers 1915 Simonne en 1915, à Piaud, près de Baignes Sainte Radégonde en Charente (coll. pers.)

Je ne me trompais pas quand je disais que j’avais l’absolue conviction que le régiment prenait une part active aux opérations qui se sont déroulées ces dernières semaines en Artois. Une lettre reçue du Dr Hanns, il y a quelques jours, me le confirme et me donne de nombreux et intéressants détails sur ces durs combats, tout à l’honneur de nos armes.

« Verge et Combier, me dit-il, vous ont probablement renseigné très complètement sur le Régiment que vous reconnaîtriez à peine, à l’heure qu’il est, tant il vient encore de se transformer. Nous avons encore perdu, vers Carency et Ablain[1], 17 officiers dont 4 tués (Bertrand[2] entr’autres et Trémeaux). Tout est de nouveau désorganisé et nous sommes, actuellement, au repos depuis 2 ou 3 jours dans un village situé à 3 ou 4 kilomètres en arrière de la Zone, attendant les renforts, tant en hommes (700 disparus à remplacer !) qu’en officiers.

C’est le Capitaine Mercier qui commande notre bataillon depuis un mois et il est très bien ; à Ablain St Nazaire, il a montré de très grandes qualités d’officier. Le Colonel est un ancien officier d’Etat-Major, intelligent et actif, malgré son âge avancé, mais un peu égoïste et entêté ; mais c’est évidemment un homme de valeur, bien supérieur au Colonel précédent. Son secteur de tranchées, en avant de Villers au Bois, était le mieux organisé de tout le front, disait-on. Actuellement, nous avons quitté ce secteur puisqu’on nous a fait attaquer du côté d’Ablain et de Carency, zones du 269e et du 279; mon bataillon a attaqué le 12 le bois 125 ou bois de Carency venant en renfort des régiments susdits, et s’est très bien comporté ; c’est là que Bertrand (votre successeur dans le commandement de la 18e) a été tué.

Pendant ce temps, le 6e Bataillon aidait à prendre Carency. Le lendemain, on nous transportait vers Ablain et, à 6 heures du matin, Misoffe[3] pénétrait fièrement dans le village, à la tête de sa compagnie, une cravache à la main et, à la boutonnière, une branche de lilas, faisant sonner la charge par son unique clairon, tandis que les Boches reculaient précipitamment. Cette action d’éclat nous rendit maîtres de la plus grande partie du village, mais pas de tout malheureusement ; il fallait bien finir par s’arrêter et se retrancher ; nous occupâmes les maisons prises, et la 17e s’installa dans le village, les autres Compagnies du Bataillon, renforcées bientôt par celles du 6e, se mettaient à creuser des tranchées aux abords immédiats des maisons. Rien de plus curieux que ce village boche fortifié, sillonné de profonds boyaux, de tranchées et creusé de quantités d’abris pour les hommes et surtout les officiers, véritables appartements souterrains couverts de dix rangées de madriers et d’une couche de terre d’un mètre de hauteur ! Ces abris nous profitèrent d’ailleurs et nous permirent de résister au bombardement terrible que les Allemands nous firent subir les jours suivants. Malheureusement, les Compagnies qui occupaient les alentours ne pouvaient se mettre à l’abri de la même façon et reçurent quantité d’obus qui leur occasionnèrent de grands ravages ; ajoutez que les Allemands cachés dans les dernières maisons d’Ablain et ceux qui étaient postés sur la crête de Notre-Dame-de-Lorette, canardaient à coup sûr tous les allants et venants qui se montraient imprudemment et vous aurez l’explication de nos pertes ! »

Quel malheur d’être toujours immobilisé par ma stupide blessure et de ne plus pouvoir prendre ma petite part de ces glorieux faits d’armes !

06 04 Gal Fayolle Illustration du 14 10 15

06 04 gal Fayolle 70e armée

Photo provenant de L'Illustration n°3841

L'offensive en Artois en mai et juin 1915 précise: A la suite des brillants succès du mois de mai, le Commandant en chef citait à l'ordre de l'Armée le 33e Corps lui-même, « pour avoir, sous la conduite énergique de son chef, fait preuve au cours de son attaque du 9 mai, d'une vigueur et d'un entrain remarquables, qui lui ont permis de gagner, d'une haleine, plus de 3 kilomètres, de prendre à l'ennemi plus de 25 mitrailleuses, 6 canons, et de faire 2000 prisonniers.» Pour le seconder, le général Pétain avait trouvé le meilleur de ses lieutenants dans la personne du général Fayolle, commandant de la 70e divisionMais nos succès avaient été très chèrement achetés. (in http://chtimiste.com/batailles1418/1915artois1.htm)



[1] Sur la bataille d’Artois, un descriptif détaillé est donné sur le site suivant : http://chtimiste.com/batailles1418/1915artois1.htm (NDLR)

[2] Bertrand avait repris la tête de la 18e Compagnie, dont Lucien assurait le commandement avant sa blessure. (NDLR)

[3] Misoffe : voir le 2 octobre 1914. (NDLR)

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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
  • Vous trouverez ici le Journal de guerre de mon aïeul, le capitaine Lucien Proutaux, écrit du premier au dernier jour de la Grande Guerre (1914-18). Ce journal est publié jour après jour, 100 ans après les événements relatés et a débuté le 1er août 2014.
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