Fin Octobre 1915
Fin Octobre 1915
J’ai depuis, quelques semaines, pu lâcher mes béquilles pour les remplacer par deux cannes. C’est une amélioration notable dont je me félicite vivement ; mais, que les premiers pas sans l’aide des béquilles, m’ont été pénibles, et combien il m’a fallu d’énergie et de volonté pour persister. J’en suis, du reste, bien récompensé maintenant qu’il m’est permis de me mouvoir d’une façon un peu plus normale.
Lucien en famille, promenade au parc octobre 1915. De gauche à droite: Julie son épouse, Denise, sa fille aînée, Jeanne Proutaux, sa belle-soeur avec Simone debout sur ses genoux, Lucien et Marie Broussard, son autre belle-soeur.
Je dois me rendre chaque jour dans un établissement de mécanothérapie situé aux environs de l’Hôtel de Ville pour y recevoir des soins, massages et autres, destinés à rendre un peu de souplesse à ma jambe.
Il y a quelque temps, j’avais rendez-vous à cet endroit avec le père Maunoury[1], venu passer cinq ou six jours à Paris (j’ai omis de dire que mon ancien compagnon de la rue de la Chaise, était parti en convalescence à Quimper, sa garnison à la Mobilisation). En sortant de l’Etablissement de Mécanothérapie, nous sommes pris par une pluie diluvienne ; à cette époque, je faisais encore usage de mes béquilles et marchais très péniblement ; le capitaine Maunoury était en civil. Afin de nous mettre à l’abri, nous nous dirigeons tous quatre (Mme Maunoury et ma femme nous accompagnaient) vers un café, le café du Châtelet pour ne pas le nommer. On ne fait, naturellement, pas de difficulté pour admettre mes trois compagnons à la terrasse de ce café, quant à moi, le garçon émet la prétention de m’empêcher de m’y asseoir, sous prétexte qu’il n’est que quatre heures de l’après-midi et qu’une circulaire du Gouverneur Militaire de Paris interdit l’accès des cafés aux militaires, jusqu’à 5 heures… On doit penser si je me montrais satisfait de cette manière ridicule d’appliquer une consigne qui, dans l’esprit du Gouverneur, ne s’adressait certainement pas aux blessés, mais aux fricoteurs et embusqués de la Garnison de Paris. Je n’en persistai pas moins à m’installer à la terrasse en attendant la fin de l’averse – sans consommer, cela m’était égal- et en disant au garçon de quérir un agent si le cœur lui en disait, ce qu’il ne fit pas, d’ailleurs, car le gérant, survenu sur ces entrefaites, avait apaisé son zèle intempestif et ses scrupules réellement par trop peu justifiés. C’est égal, j’étais plutôt furieux de cet incident et je voyais autour de moi que les consommateurs partageaient mon indignation : « Soyez donc un héros ! » fut la conclusion toute philosophique donnée par le père Maunoury à cette aussi sotte qu’extravagante petite histoire.
Il y a une huitaine de jours, mon camarade Hanns[2] m’a adressé une lettre dont j’extrais le passage suivant : « Le Régiment a pris sa part des combats de Septembre ; vous savez que l’on a conquis Souchez et qu’on a avancé d’environ un ou deux kilomètres en avant de ce village ; mais on s’est heurté, en avant de Souchez, et en avant de Neuville, à des tranchées intactes qu’il a été impossible de franchir, si bien que l’avance a été enrayée, ici comme en Champagne. C’est précisément le 226e qui a eu la malchance de tomber sur la première tranchée intacte à l’Est de Souchez (tranchée de la côte 119) ; il s’est brisé dessus et malgré sa très belle attaque, malgré deux assauts successifs, il a dû reculer. Nous avons, de nouveau, en là des pertes énormes ; mais l’allure du Régiment fut très remarquée, à tel point que le 226e vient d’être cité à l’ordre du jour de l’Armée, et que le Colonel Grange a attaché une Croix de Guerre à notre Drapeau. »
Extrait de l'Historique du 226e Régiment d'Infanterie pour la période de septembre 1915.
Nul ne saura jamais combien il m’est pénible et douloureux de savoir que le Drapeau de mon Régiment, sous les plis duquel j’ai vu le feu pour la première fois, a reçu une distinction enviée sans que je sois présent pour prendre ma modeste part de l’honneur qui en rejaillit sur chacun des membres du 226e !
Autre photo prise à la même époque où Julie pose en infirmière bénévole avec sa fille Denise.