25 Janvier 1917
Depuis une dizaine de jours, le Capitaine L. assure le commandement du Secteur et je crois inutile de dire que toutes les petites innovations du Commandant Badel ont été plantées là ! Plus d’astiquages, plus de boutons flamme en l’air et, bien vite, j'ai du donner l'ordre de suspendre la fabrication des maudites grenades rouges!
Le Capitaine L. se montre charmant pour moi et je crois bien qu’il a le secret espoir de voir ses fonctions provisoires devenir définitives et qu’il pourra ainsi éviter d’avoir l’oreille fendue[1]… Ce en quoi je pense qu’il s’illusionne.
C’est pendant son intérim que l’insigne des blessés de guerre, récemment créé par le Ministre de la Guerre, a été distribué. Et, chose curieuse, il s’est trouvé dans le Secteur un nombre de postulants à cet insigne que l’on n’aurait jamais soupçonné étant donné que bien peu des gens qui le composent ont vu le feu ! Il paraît, cependant, que cet insigne peut être accordé, en dehors des vrais blessés de guerre, aux militaires retraités, mis hors cadres, versés dans l’auxiliaire, ou réformés, pour maladie contractée ou aggravée au service, au cours des hostilités. Or, la plupart de nos S.X.[2] n’ont évité d’aller au front qu’à force de passer devant des commissions de réforme qui les ont versés ou maintenus dans l’auxiliaire ; et, à ce qu’on dit, cette catégorie d’individus a droit au port de ce ruban… Moi, je veux bien ; s’il leur plaît de porter cette simili-décoration, je n’y vois aucun inconvénient, quoique trouvant tout de même un peu scandaleux que rien ne les différencie de ceux qui réellement ont été se faire casser la figure… Enfin, ne sont-ce pas les embusqués[3] et les non-combattants qui gouvernent l’arrière ?
Charles Ridel - Les Embusqués
Caricature parue dans L'Illustration - année 1917
En attendant, je pars ce soir en permission pour quelques jours et n’en suis pas fâché car j’ai besoin de me changer un peu les idées. Je dois dire que, contrairement au Colonel Welter qui m’avait presque envoyé promener lorsque je lui avais demandé ma dernière permission, le Capitaine L. m’a accordé celle-ci, à laquelle j’ai, d’ailleurs, on ne peut plus droit, avec le sourire.
Peut-être à mon retour trouverai-je un nouveau chef…
[1] avoir l'oreille fendue: se dit d'un fonctionnaire mis en demeure de prendre sa retraite
[2] S.X pour soldats auxiliaires.
[3] Les embusqués : Terme désignant les hommes échappant indûment au combat. Le terme est relatif à la position de celui qui l’emploie : pour un combattant, un militaire affecté à l’arrière, à la surveillance des trains ou aux bureaux peut être un embusqué ; les civils peuvent également employer le terme. Les embusqués sont soupçonnés d’avoir obtenu leur position privilégiée à travers de l’argent et/ou des relations. Le terme est fréquemment employé de manière ambiguë, les embusqués étant à la fois fortement stigmatisés et (parfois de manière inavouée) enviés pour la sécurité dont ils bénéficient. Plus près des lignes, même, les combattants ont critiqué les « embusqués du front ». Par extension est employé le verbe « embusquer ». http://www.crid1418.org/bibliographie/commentaires/ridel_saintfuscien.htm