23 Mars 1918
23 Mars 1918
Les choses ne vont pas trop bien du côté de nos alliés anglais. Etant tout à fait habitué à l’atmosphère dans laquelle je vis maintenant, je commence à savoir me rendre compte, par certains indices, de la marche plus ou moins favorable des événements : si les nouvelles sont bonnes, cela se lit sur la physionomie de nos chefs, les mines s’épanouissent ; sont-elles mauvaises, les visages sont renfrognés, et ils le sont sérieusement en ce moment…
Oui, nos bons alliés d’Outre-Manche ne semblent pas de taille à résister à la formidable offensive déclenchée sur leur front par les ennemis ; voilà, ils n’ont pas été à Verdun et ne sont pas, comme nos Poilus, cuirassés contre toutes les épreuves. Il paraît même qu’ils abandonnent leurs secteurs avec une extrême facilité, reprenant tranquillement, l’arme sur l’épaule, le chemin de Calais. Je veux tout de même croire à l’exagération de ces racontars, mais, en attendant, nos soldats sont obligés, une fois de plus, de boucher les trous ; pour le moment, ce sont des divisions de cavalerie, efficacement secondées par l’aviation, qui sont chargées d’endiguer le flot des assaillants, au lieu et place des Britanniques défaillants, en attendant l’arrivée des divisions d’Infanterie dont le Commandant Gérard règle, avec toute la diligence dont il est capable, le transport et le débarquement.
Avec ces événements qui se précipitent, notre situation devient, ici, de plus en plus précaire.
Hier soir encore, alerte au début de la soirée : 40 bombes et torpilles sur Compiègne –première partie de la nuit passée dans les souterrains du Château où, maintenant, nous donnons l’hospitalité à une partie de la population civile.
Cette première sérénade achevée, j’ai regagné mon logement, mais, à peine arrivé, la sirène s’est fait entendre de nouveau et je n’ai pas eu d’autre ressource que de descendre à la cave tenir compagnie à ma vieille hôtesse. Au bout d’une demi-heure, peut-être, le tocsin, annonçant un incendie, s’est mis à sonner à l’église St Jacques. Je suis alors sorti et ai pu constater, dans la direction de l’Est, l‘immense lueur d’un incendie. Je n’ai pas tardé à savoir qu’il s’agissait du dépôt d’essence du G.Q.G. qu’une torpille venait d’embraser et qui flambait comme un énorme brulot[1]. Les réservoirs d’essence sautaient les uns après les autres et les flammes s’élevant alors à une hauteur prodigieuse et se reflétant dans l’Oise, semblaient avoir communiqué le feu à la rivière qui prenait l’aspect d’une coulée fulgurante ; on se serait réellement cru au seuil de l’Enfer !
"... le tocsin, annonçant un incendie, s’est mis à sonner à l’église St Jacques..."
Nous nous attendions à une troisième incursion des escadrilles boches attirées par le magnifique point de repère, mais il n’en a rien été.
La gare, particulièrement visée, a été très abimée ; le tenancier du buffet, tué par une bombe. Il doit y avoir un certain nombre d’autres victimes en ville. Ce matin, en regagnant mon bureau, j’ai pu me rendre compte d’une petite partie des dégâts : quelques maisons totalement pulvérisées de la cave au grenier et ne présentant plus que le trou béant de leurs fondations. Un cordon de territoriaux empêche d’approcher trop près.
La Gare de Compiègne avant guerre
Nos lignes téléphoniques ont été sérieusement endommagées et nos télégraphistes ont passé une partie de la nuit à les réparer ; ils terminent cet ouvrage ce matin et bientôt tous les circuits vont être rétablis.
Quand je suis arrivé ici, j’avais calculé que mon tour de permission devait revenir vers la première quinzaine de Mai et je commençais à compter les jours ; mais il va me falloir déchanter car le Général en chef a prescrit, en raison des événements, de réduire considérablement le pourcentage des permissionnaires et il est bien probable que cette décision ne fait que précéder de peu la suspension totale, ce qui fait que je ne sais plus quand il me sera possible d’aller embrasser ma femme et mes gosses.