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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
20 avril 2019

Appendice Texte 5

En gare d’Arras (novembre 1919)

Je m’aperçois que lorsque j’ai narré mon voyage à Arras de Novembre 1919, j’ai omis de relater la petite anecdote suivante :

Ayant fait tout ce que je voulais faire, je m’étais rendu à la gare vers la fin de l’après-midi pour prendre un train devant me ramener à Paris pas trop tard dans la soirée.

En attendant l’arrivée de ce train, je remarquai un petit bonhomme à peine plus âgé que ma petite Denyse[1] (onze ans au maximum) à la figure intelligente et éveillée et à l’allure décidée, mais, malheureusement, ce gentil garçonnet était amputé d’une jambe et faisait usage de béquilles. M’étant approché, je lui demandai la cause de son infirmité, mais un sanglot prêt à s’échapper de sa gorge, l’empêcha de me répondre.

Son père qui était près de là, se chargea alors de me renseigner. Il s’agissait bien, ainsi que je m’en doutais, d’une petite victime de la guerre : lors de l’offensive des Anglais sur Bapaume, en 1917[2], un obus anglais était tombé sur la ferme exploitée par ce brave homme, avait tué un autre de ses enfants et broyé la jambe de celui-ci.

Entrefilet du 4 avril 1917 dans Le Citoyen  005 En gare d'Arras 4 avril 1917 Le Citoyen

Quelle atroce chose de voir ainsi frapper des innocents alors que les coupables de l’horrible carnage sont bien à l’abri et que personne, maintenant, ne songe même plus à leur demander compte de leurs crimes !

Le voyage à Arras du cultivateur et de son fils était motivé par le remplacement de l’appareil du dernier car, l’enfant grandissant beaucoup, il s’ensuivait que les appareils qu’on lui confectionnait ne pouvaient faire qu’un usage assez bref et il fallait les remplacer fréquemment, d’où dépenses et frais considérables pour la bourse de ces braves gens, qui était bien modeste, leur famille étant nombreuse. Aussi le père se lamentait-il en disant que l’on ne faisait rien pour les victimes de la guerre et que, en particulier, son pauvre petit, qui ne pourrait pas l’aider plus tard à cultiver la terre, n’avait d’aucune façon été indemnisé de son affreuse mutilation.

Alors, je lui dis : « Voulez-vous tenter quelque chose pour obtenir une récompense pour votre fils et peut-être même une indemnité ? Si oui, faites de que je vais vous dire. » Bien entendu, il accepta sur-le-champ.

Quelques minutes avant ma rencontre avec lui,  j’avais vu passer devant moi tout un groupe de personnages faisant escorte à Monsieur André Tardieu[3], alors Ministre des Régions Libérées, qui était en tournée d’inspection, et ce groupe venait de pénétrer dans un bâtiment de la Gare, voisin de l’endroit où nous nous trouvions.

005 En gare d'Arras André Tardieu

Portrait d’André Tardieu (1876-1945) (in https://devirisillustribusblog.wordpress.com/2016/05/09/andre-tardieu-i/ )

Je dis ensuite à M. Gourlay[4] (c’est le nom de mon cultivateur) : « Le Ministre des Régions Libérées se trouve dans ce bâtiment, il ne va certainement pas tarder à en sortir ; placez-vous bien en vue avec votre fils, abordez-le sans crainte et racontez-lui tout au long, l’histoire que vous venez de me confier à moi. »

Ce qui fut dit fut fait et, m’étant quelque peu éloigné, j’eus la satisfaction de voir mon bonhomme aborder le Ministre et, sans se laisser troubler par la nombreuse suite de ce dernier, qui faisait cercle autour d’eux, lui raconter toute son histoire. Le Ministre fit noter tous les renseignements par un secrétaire, promit d’intervenir et annonça même que, sur certains fonds dont il pouvait disposer immédiatement, il allait lui faire parvenir un premier secours de 150 ou 200 francs, puis il partit.

Je m’approchai à nouveau et alors, ce brave homme s’écria : « Ah ! Mon Capitaine, comment vous remercier du bon conseil que vous m’avez donné ? Si vous n’aviez pas été là, jamais je n’aurais pensé à m’adresser ainsi à un Ministre dont, d’ailleurs, j’ignorais la présence ici. »

Je lui répondis que je n’avais pas droit à tant de reconnaissance, mais que, s’il voulait me faire plaisir, il me ferait connaître le résultat de sa démarche d’aujourd’hui ; il me le promit et nous nous quittâmes fort contents l’un de l’autre.

Deux ou trois semaines plus tard, en effet, il m’écrivait qu’il n’avait encore rien vu venir, mais, à mon avis, il n’y avait pas encore de temps perdu.

 

1919 05 08 réclamation Guerlet Le Pas-de-Calais Libéré M. Guerlet avait déjà certainement fait des démarches auparavant, au sujet de son fils mutilé, comme il apparaît sur cet entrefilet du Conseil municipal de Bapaume, où sa réclamation figure en 14ème position (in Le Pas-de-Calais Libéré du 8 mai 1919)

Je n’ai plus eu d’autres nouvelles de lui par la suite, mais il y a tout lieu d’espérer que l’enfant n’aura pas trop tardé à recevoir la pension à laquelle il avait droit comme victime civile de la guerre et peut-être bien une récompense honorifique qu’il méritait bien, la Croix de guerre, par exemple.



[1] Denise (ou Denyse dans son enfance) est née le 18 août 1909 NDLR

[2] La bataille d’Arras est une opération britannique, canadienne, australienne, néo-zélandaise et terre-neuvienne qui s’est déroulée à Arras du 9 avril au 16 mai 1917. Elle est l’une des principales offensives engagées par l’armée britannique sur le front ouest. En février 1917, le général Nivelle prévoit une offensive en trois points du front, avec un assaut anglais sur Arras et Bapaume. NDLR

[3] André Tardieu (1876-1945), journaliste , député, lieutenant puis capitaine d’une compagnie de chasseurs à pied pendant la guerre, cité à l’ordre de l’armée, haut-commissaire aux relations franco-américaines en 1917, il est ministre des Régions Libérées de 1919 à1920. NDLR

[4] En réalité, le nom de ce cultivateur était Guerlet, car j’ai retrouvé son adresse sur un calepin de mon grand-père : Guerlet H . Cultivateur, 18 route de Douai à Bapaume. (NDLR)

 

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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
  • Vous trouverez ici le Journal de guerre de mon aïeul, le capitaine Lucien Proutaux, écrit du premier au dernier jour de la Grande Guerre (1914-18). Ce journal est publié jour après jour, 100 ans après les événements relatés et a débuté le 1er août 2014.
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