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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
5 décembre 2019

L'agonie

A partir de juin et jusqu'à décembre 1937, nous assistons à la rapide dégradation de la santé de Lucien, dans d'atroces souffrances.

Lettre de Denise à Philippe,                                                             Un mercredi de juin 1937

Hier Papa n’était pas mal, seulement fatigué à cause du pansement. Les plaies se cicatrisent avec une extrême rapidité. Seul son cœur est un peu embêtant.

 

Lettre de Denise à Philippe                                                              Ce 24 septembre (1937)

… Du côté de Papa, la situation est toujours inchangée. Il était bien aujourd’hui et mal hier. Au fond, depuis qu’il est ici, ça n’a fait aucun progrès et je doute qu’il puisse s’en tirer jamais…

 

Lettre de Denise à Philippe                                                                       Vendredi 18 novembre 1937

Phil, mon amour chéri,

Tu dois être rentré à Brest et avoir trouvé ma lettre. Alors, tu es au courant pour papa. C’est affreux, tu sais. Maintenant, c’est une question de semaines – peut-être moins. Il souffre moins, il est si faible. Sa pauvre tête est presque transparente et son bras est si maigre.

Et le plus triste, c’est qu’il le sait qu’il va mourir. Il me l’a dit ce soir, comme j’étais seule avec lui. A propose de Simone, qu’il ne reverrait plus. Je l’ai embrassé, je lui ai dit :

-          Tu sais que nous serons heureuses.

Il m’a répondu :

-          C’est ma seule consolation.

Mais c’est bien dur tout de même.

Oh Phil, c’est abominable, ça recommence comme l’an dernier, et il se rendra compte de tout, jusqu’à la dernière minute.

Ecris-moi, je t’en prie. Ne fais pas comme au mois de février. Envoie-lui des cartes aussi, si tu savais comme il est content quand il reçoit des lettres. Et il t’aime beaucoup aussi, il me parle de toi tous les jours. Ce soir, il me disait encore combien tu avais impressionné ce brave docteur Weiss. Il n’en est pas revenu, il était hier ici et il répétait à Papa :

-          Votre fille sera sûrement très heureuse. C’est impossible que toute la franchise et toute la sympathie qui se dégagent de ce garçon n’existent pas réellement !

Et papa ajoutait :

-          Ce n’est pas pour diminuer Rosé, qui est un brave garçon, mais vraiment il n’existe pas à côté de Philippe.

Et comme je protestais mollement :

-          Tu ne vas pas dire que son physique ne plaide pas en sa faveur !

Je t’assure, si tout n’était pas aussi triste, je ne pourrais m’empêcher de rire en voyant ce pauvre Rosé réduit à l’état de tête de Turc depuis ton entrée dans la famille.

Car mon oncle, pour être moins explicite, n’en est pas moins éloquent à ce sujet.

Enfin, je n’ai pas envie de plaisanter. Je suis épouvantée au contraire en songeant aux jours qui viendront. Ecoute : pourrais-tu obtenir une permission s’il était mourant ? Pourrais-tu venir immédiatement si je t’envoyais un télégramme ? Parce que je suis sûre que ce serait un grand bonheur pour lui s’il te voyait à côté de moi à ce moment-là. Tout mon espoir est qu’il « tienne » jusqu’à Noël, mais il semble si fragile ! Sûrement, si le commandant Bonnot le demandait pour toi, on te laisserait venir. Veux-tu me donner son n° de téléphone ? A moins que tu sois sûr d’obtenir la permission tout seul. Autrement, et comme les instants seront comptés à ce moment-là, je téléphonerai à Madame Bonnot en même temps que je t’enverrai un télégramme.

Autre chose : il n’ pas encore son titre définitif de pension à 100% ! Comme il a le titre provisoire et que maman peut toucher l’argent quand même, ça n’aurait pas grande importance. Seulement, s’il avait le titre définitif, il monterait automatiquement en grade dans la légion d’honneur et serait fait officier (c’est obligatoire). Ça a l’air plein d’ironie en pensant qu’il est mourant, mais j’ai réfléchi que ce serait le Dr Weiss (il est officier lui aussi) qui lui apporterait cette rosette, comme il est son ami, ça lui ferait peut-être quand même un petit plaisir. Je voudrais tant qu’il ait quelques bonheurs avant de mourir, lui qui en a eu si peu dans sa vie… Est-ce que tu crois que William Bertrand pourrait faire réellement quelque chose, immédiatement ? Parce qu’il ne s’agit pas que ça arrive après sa mort. Mais il ne faudrait pas que lui, ni maman, n’aient à s’occuper de quoi que ce soit. C’est, je crois, seulement une question de dossier à avancer, puisqu’ils ont admis les 100%. Je t’assure, ça m’ennuie beaucoup de demander ça à tes parents, je n’en ai du reste pas parlé à la maison. Enfin, fais comme tu voudras là-dessus.

Ensuite, je veux te demander un conseil sur une chose beaucoup plus grave. Simone ne sait pas exactement l’état de papa, elle ne sait pas qu’il est mourant. Je pense que maintenant on n’a plus le droit de le lui cacher (Il tousse en ce moment, ça me fait mal de l’entendre…) Dois-je lui écrire en lui disant toute la vérité ? Alors, elle viendra peut-être, peut-être même par avion. C’est une responsabilité pour moi, mais il serait si heureux. Hier, quand il a reçu sa lettre, il l’a gardée une heure dans ses mains… Réponds-moi vite, j’attends pour lui écrire d’avoir ta réponse. Le prochain courrier par avion est vendredi (Malheureusement, c’est trop tard pour celui de cette semaine). Si elle part, elle le fera immédiatement, après ma lettre et peut être ici dans 20 jours (pourvu qu’il soit encore vivant). Par paquebot, elle serait ici vers la Noël.

Le docteur Lehmann, il y a un mois, a dit : « Il en a pour deux ou trois mois. »

(Si seulement j’avais su ça plus tôt. Mais ici, on n’est jamais fichu de rien savoir. Il y a trois jours que je sais qu’il est perdu).

Phil chéri, que dois-je faire ? Il me semble que je dois écrire.

Il a toujours envie de tousser, ça l’empêche de dormir. C’est horrible. Réponds-moi, je vais me coucher, je suis dans un drôle d’état, bien que je sois très calme quand je suis avec lui.

 

Lettre de Denise à Philippe                                                  Paris, mardi 23 novembre 1937

Je suis sans courage pour t’écrire, parce qu’aujourd’hui je sais une chose encore plus affreuse que tout le reste. Depuis trois jours, papa souffrait énormément de sa jambe –celle qui reste- Le pied était déjà très froid. Le docteur Weiss est venu aujourd’hui et a dit que c’était le début de la gangrène –la même chose qu’au bras.

Maintenant, je ne crois pas qu’il puisse rien arriver de pire.

Il n’y a plus rien à faire qu’à tâcher d’atténuer ses souffrances en lui administrant des piqûres de morphine et d’opium. Comme cela, il sera toujours à demi assoupi et ne sentira pas trop le mal.

Et tu sais, il peut vivre encore quelque temps !

Naturellement, il se demande pourquoi sa jambe le fait ainsi souffrir, maintenant que son bras va bien. Il disait cet après-midi :

-          Il y a vraiment de quoi perdre son courage avec toutes ces complications. Je finis par me demander si j’en sortirai jamais ?

On va lui cacher sa jambe qui commence à devenir violette. Pourvu qu’il ne s’en aperçoive pas.

Pour le bras, ça avait duré quinze jours. Ça durera peut-être le double. Heureusement, depuis deux nuits, j’avais commencé à lui donner du Gardénal en cachette de maman, qui s’entêtait à ne pas vouloir augmenter la dose. Comme si autre chose avait de l’importance que l’empêcher de souffrir !

Je t’en prie, envoie-lui une ou deux cartes. Pourquoi ne l’as-tu pas fait déjà ?

Pour Simone, j’ai l’intention de lui écrire jeudi en lui disant toute la vérité. Nous aurons, je pense, une lettre d’elle demain, elle sait maintenant qu’il a le bras coupé. Je ne peux pas lui demander de venir, je n’en ai pas le droit, tu sais, cela fait une somme énorme d’argent, le voyage aller et retour[1]. C’est à elle et à Rosé de décider ce qu’ils doivent faire.

En plus de cela, si elle revient maintenant, elle risque de le trouver mort. Je ne crois pas qu’il vive plus d’un mois, je l’espère ! Alors, il faudrait qu’elle vienne par avion, là, elle arriverait peut-être assez vite, car elle pourrait être ici dans quinze jours. Si seulement, j’avais su la vérité il y a deux semaines.

J’ai eu l’intention d’aller voir le docteur Lehmann, mais après aujourd’hui, je considère ça comme tout à fait inutile. Que pourra-t-il me dire ? Les médecins ne sont pas des devins, il lui est impossible de savoir si papa sera encore vivant dans un mois.

Il sent encore sa jambe. Dans quelques jours, il ne la sentira plus et ne pourra plus la remuer. Quelle horreur !

Mon chéri, je ne voudrais pas que cela t’empêche de travailler. Pense que dans quelques semaines, je n’aurai plus que toi sur la terre. Mon Dieu, je me demande si toute une vie de bonheur pourra me faire oublier cette chose atroce.

J’ai tellement mal à mon cœur que j’en étouffe. C’est surtout la nuit que c’est terrible.

Enfin ! Le plus dur n’est pas fait. Je t’embrasse de toutes mes forces.

                                                                                              Denise

Toujours prévoyante, ma tante[2] se faisait des blouses noires cet après-midi !

 

1937 10 11 les derniers mois  le film des dernières semaines

 

Lettre de Denise à Philippe                                                  Paris, jeudi 25 novembre 1937

C’est la fin. Je ne crois pas qu’il puisse vivre encore beaucoup d’heures. Je voulais t’envoyer un télégramme après le déjeuner, mais je ne crois pas que ce soit pour tout de suite encore. Peut-être demain.. cette nuit, je le veillerai avec maman.

On a envoyé un câble à Simone en lui disant que ses jours étaient comptés. Avec l’avion, elle pourrait être ici mercredi. Mais ce sera trop tard … son pied commence déjà à noircir.

Ils[3] n’ont absolument rien compris à son état. Hier, le docteur Lehmann a reçu une lettre de Lucien demandant si on pourrait l’appareiller.

Phil chéri, c’est terrible. Et tu sais, quand il sera mort, il n’y aura plus d’argent à la maison.

Et pourtant, il a tellement souffert que je ne peux m’empêcher de désirer que la mort le prenne vite.

Il souffre toujours. C’est terrible.

 

Télégramme de Denise à Phil                                                                                 26/11/1937

De Clichy-la-Garenne

Papa mourant c’est une question d’heures peux-tu venir il a encore sa connaissance si tu viens maintenant peux-tu rester pour les obsèques viens je t’en prie Denise

Monsieur Philippe Dyvorne

Aspirant Cuirassé Lorraine

Brest

 

Lettre de Denise à Philippe                                                               Jeudi 2 décembre 1937

…Je profite d’un moment de solitude pour t’écrire. C’est le premier depuis ce matin !

Je suis contente que tu sois parti dimanche. Depuis, il n’y a eu que des choses pénibles et choquantes pour moi, mais je veux être courageuse…

Tu sais, papa n’avait pas changé du tout avant qu’on l’enlève. Je l’ai vu plusieurs fois le matin. Pendant la mise en bière, je me suis enfermée dans la salle à manger. Devine ce que m’a dit mon oncle[4] en sortant de la chambre (non, tu ne devineras pas, parce que c’est trop beau, trop « comédie de mœurs bourgeoises », ça a l’air inventé exprès) :

-          Enfin, ma chérie, tu peux être assurée qu’il a un beau cercueil (!!!)

Et maman, hier matin, quand nous sortions de la maison avec le convoi (il y avait beaucoup de fleurs, beaucoup de monde dans le cortège et dans les rues) :

-          Au moins, il aura un bel enterrement (!!!)

Evidemment, tu as raison, quand tu dis que chacun ne voit pas la vie de la même façon…

… Maman prend sa nouvelle situation très bien. Elle est seulement un peu fatiguée, mais maintenant, elle pourra se reposer. Ce qui l’ennuie surtout, c’est qu’elle ne sait pas ce qu’elle va devenir.

A ce propos, j’ai pensé que ta mère n’avait pas écrit à William Bertrand[5] (c’est elle qui me l’a dit). Je pourrai peut-être me rendre au rendez-vous qu’il me donnera. Il ne peut rien faire pour la légion d’honneur de papa, mais il peut peut-être s’arranger pour que la pension de Maman soit rapidement réglée. Ensuite, on donne encore parfois des bureaux de tabac aux victimes de la guerre. Naturellement, il ne s’agirait pas pour elle de le tenir, mais elle le ferait gérer et ça rapporte quelques mille francs. Et ça, je pourrai en parler à William Bertrand, parce que sans protection, on n’obtient rien du tout. Qu’est-ce que tu en penses ?

… Je t’assure que ça ne m’amuse pas beaucoup de jouer un rôle de solliciteuse. S’il y a une chose dont j’ai horreur, c’est bien de ça. Mais que faire ? Si je pouvais éviter qu’elle soit à la charge de ses sœurs, je tenterais bien cela.

Lucien Proutaux 1881-1937



[1] Lucien est en poste au Dahomey, comme jeune administrateur colonial.

[2] Jeanne Proutaux, sœur de Julie, la mère de Denise et épouse de Maurice, le frère de Lucien.

[3] « Ils n’ont absolument rien compris » : il s’agit de Simone et Lucien Rosé, qui vivent au Dahomey et ont été tenus à l’écart de l’état de santé réel du père de Denise.

[4] Maurice Proutaux (1876-1956), frère aîné de Lucien.

[5] William Bertrand (1881-1961) , député radical de Charente Inférieure de 1924 à 1939, occupe également, en cette année 1937, les fonctions de Sous-secrétaire d’Etat à la Présidence du Conseil dans le gouvernement Camille Chautemps

 

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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
  • Vous trouverez ici le Journal de guerre de mon aïeul, le capitaine Lucien Proutaux, écrit du premier au dernier jour de la Grande Guerre (1914-18). Ce journal est publié jour après jour, 100 ans après les événements relatés et a débuté le 1er août 2014.
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