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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
6 octobre 2014

6 Octobre 1914

6 Octobre 1914

De bon matin, mon infirmière (je n’ai pu retenir son nom) entre dans ma chambre et, en me souhaitant le bonjour, me demande si j’ai entendu les détonations de cette nuit. Elle me pose cette question d’un air détaché, mais je vois très bien qu’elle est préoccupée. Je n’ai, d’ailleurs, pas très longtemps à attendre pour être fixé sur ce qui la rendait soucieuse, car dans le courant de la matinée, commence un bombardement en règle qui ne se ralentira pas de toute la journée. Les détonations succèdent aux détonations et les obus, qui arrivent en rafales, ne sont pas de petit calibre ; c’est bel et bien du 210 dont je connais trop bien le bruit qu’il fait en éclatant, pour l’avoir vu, en Lorraine, tomber en déluge autour de moi.

Les Allemands ont-ils donc déjà pu, si vite, amener et installer leurs gros canons à proximité immédiate de la ville ?

Cet ouragan de fer et de feu a jeté le désarroi et la perturbation dans l’hôpital[1] et, pendant au moins une heure, si ce n’est deux, personne ne répond à mes appels. Aucun bruit dans les couloirs, ni dans les escaliers ; seuls, les obus se font entendre à intervalles de plus en plus rapprochés et aussi … le carillon, à intervalles fixes, lui. Pour le coup, je suis certainement abandonné et, avant longtemps, je vais voir arriver des casques à pointe qui, peut-être, m’achèveront dans mon lit. Ah, malheur ! pourquoi, aussi, cette sotte blessure à la jambe qui me rend incapable du moindre déplacement ? Ne pouvais-je donc pas, comme tant d’autres, être blessé au bras, par exemple ?

Enfin, vers midi, des infirmiers affairés et effarés envahissent ma chambre et m’enlèvent en vitesse sur un brancard. Je voudrais emporter avec moi mes armes et mes vêtements, mais ils ne veulent rien entendre et me descendent dans un vaste sous-sol déjà occupé par de nombreux blessés parmi lesquels je crois que je suis le seul officier. Au milieu de cette foule lamentable, se démènent le Médecin-chef[2], le Supérieur du Saint-Sacrement (l’abbé ou le père Gingembre[3]), l’infirmière-major (Mme Tailliandier[4]), des bonnes sœurs, des infirmières, des femmes de service, etc. qui me font tous, l’effet d’être complètement affolés.

 Documents aimablement fournis par Audrey Cassan, responsable des Archives diocésaines d'Arras:

10 06 abbé Numa GENGEMBRE In memoriam Chanoine Numa Gengembre (1863-1921)

10 06 abbé Gengembre oraison  10 06 Abbé Gengembre oraison funèbre

 

à gauche, début de l'oraison funèbre prononcée à l'occasion des obsèque du père Gengembre

à droite, l'attitude du père Gengembre au cours de l'année 1914 (oraison fubnèbre)

A peine descendu et mon brancard posé à terre sous un imposte[5], une détonation formidable retentit ; je suis absolument couvert de plâtras et de débris de verre. C’est un 210 qui vient d’éclater dans la cour de l’établissement, à 2 mètres à peine de l’imposte sous lequel je me trouve. Aussitôt, autour de moi, un concert d’imprécations et de lamentations. Les bonnes dames de la Croix Rouge s’écrient que les Boches ont, exprès, tiré sur la Croix Rouge dont le pavillon flotte au-dessus de l’hôpital. Je leur dirais bien que les Boches se moquent un peu de la Croix Rouge ; ils bombardent Arras, leurs obus tombent où ils peuvent, cela leur est égal. Ce qu’ils cherchent, c’est à frapper un grand coup sur le moral de la population.

Pensant, sans doute, que la dernière heure de tous est venue, les prêtres qui sont là, ainsi que les religieuses, récitent des prières auxquelles répondent les infirmières et un bon nombre de blessés. En ce qui me concerne, bien que je ne sois pas un mécréant, loin de là, je préfèrerais de beaucoup voir tous ces braves gens occupés à chercher des véhicules pour nous emmener bien loin. Aussi, le médecin-chef passant à ma portée, je l’attrape par le bas de son pantalon et lui demande ce que l’on va faire de nous. Ce brave docteur, malgré ses quatre galons, me semble avoir un peu perdu la tête ; il me répond, néanmoins, qu’on s’occupe de notre évacuation.

Je n’ai, cependant, pas bien envie de rire, mais il vient de se passer un petit incident qui n’a pas manqué de m’égayer, malgré ma triste situation. Il y a un instant, on sonne à la porte de l’établissement ; quelqu’un se dévoue pour aller ouvrir et ramène le cocher de Madame Tailliandier qui fait son entrée en donnant les signes de la plus grande épouvante et en criant à tue-tête qu’il était grièvement blessé. Tant bien que mal on lui fait raconter ce qui lui est arrivé et il dit qu’étant sur son siège, un obus est tombé devant sa voiture du haut de laquelle il a dégringolé ; son cheval, affolé, est parti à fond de train il ne sait où ; quant à lui, il est certain d’avoir reçu plusieurs éclats dans le corps. On le déshabille, on le palpe sur toutes les coutures et ne lui découvre pas la moindre égratignure… On voit bien que ce brave homme n’est pas encore familiarisé avec les dragées que nous prodiguent les Boches et ne sait pas ce que c’est que la guerre !

Enfin, lorsque la nuit est complètement venue, le bombardement, qui s’est bien ralenti depuis un certain temps, cesse tout à fait. On nous apprend alors que des autos vont venir enlever les blessés qui ne peuvent pas marcher ; quant aux autres, ils se dirigeront à pied sur la gare d’Aubigny, distante d’Arras d’une douzaine de kilomètres[6].

Sera-t-il, décidément, dit que je parviendrai à ne pas rester ici ? En apprenant cette nouvelle, je ne puis m’empêcher de pousser un immense soupir de soulagement ! En attendant l’arrivée des voitures, mon infirmière monte dans ma chambre pour chercher mes affaires qu’elle me rapporte au bout de quelques minutes ; mais elle a oublié mon sabre, mon revolver et différents autres objets. Je le lui fais remarquer, sans, toutefois, avoir le courage de lui demander de remonter là-haut car je crois que la pauvre femme n’est pas très rassurée. Avec beaucoup de difficulté, je parviens à me vêtir à peu près et me voici prêt pour le départ, toujours étendu sur mon brancard. Mais voilà, les autos ne sont pas en nombre suffisant pour enlever tout le monde d’un coup ; elles devront faire plusieurs voyages et, naturellement, ce sont les plus ingambes qui partent les premiers.

Deux grandes heures se passent avant leur retour, mais, comme je vois que l’histoire du premier départ va recommencer et que je vais être encore oublié dans mon coin, je crie bien fort et appelle un administrateur auquel je dis que ma grave blessure, d’abord, et mon grade, ensuite, me donnant certains droits, je tenais absolument à partir par ce convoi. On m’emmène donc, mais il ne reste plus qu’une place libre à côté du chauffeur sur une espèce de taxi. Tant pis, je ne veux à aucun prix rester et me fais asseoir sur ce siège incommode, ma jambe toujours soutenue dans sa gouttière, fixée à un montant de la toiture du moteur avec une de mes bandes molletières. Je ne serai pas très à l’aise, mais la distance n’est pas si grande et j’ai une telle hâte de fuir ces lieux que, s’il l’avait fallu, je crois que j’aurais fait la route à cloche-pied !

Nous partons donc et tout le long du chemin, nous dépassons des blessés, dont quelques uns tentent de monter dans l’auto qui est déjà plus que pleine, et des groupes de pauvres gens abandonnant leurs villages devant le flot envahissant des Boches.

Après avoir failli nous égarer deux ou trois fois, nous arrivons à Aubigny qui est occupé par des tirailleurs ; leurs sentinelles faisant bonne garde aux issues, il faut montrer patte blanche pour pénétrer dans le bourg. Enfin, nous parvenons à la gare et, là, je suis de nouveau étendu sur un brancard pour être conduit dans le train.

http://commons.wikimedia.org/wiki/File:AUBIGNY_EN_ARTOIS.jpg#mediaviewer/File:AUBIGNY_EN_ARTOIS.jpg

« AUBIGNY EN ARTOIS » par Leroypy — Travail personnel. Sous licence Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 via Wikimedia Commons - http://commons.wikimedia.org/wiki/File:AUBIGNY_EN_ARTOIS.jpg#mediaviewer/File:AUBIGNY_EN_ARTOIS.jpg

Celui-ci n’a de sanitaire que son nom, car les voitures qui le composent n’ont reçu aucun aménagement spécial. Tel qu’il est, sa vue me remplit de joie, si tant est que je sois capable de ressentir encore un peu de joie, et l’on me hisse dans un compartiment de 1e classe ; étendu sur l’une des deux banquettes, ma jambe commence, alors à me faire bien souffrir et un médecin de l’H.O.E. (Hôpital d’Evacuation)[7] qui examine mon pansement, me demande : « Quel est donc l’âne qui vous a pansé de la sorte ? »

Il me paraît être peu indulgent pour son confrère du St Sacrement, mais, c’est tout ce qu’il en fait et mon pansement n’en est pas modifié pour cela.

Quelques minutes après mon installation, monte un capitaine de chasseurs à pied, blessé au bras, lui, et nous sommes les deux seuls occupants du compartiment lorsque le train s’ébranle. Ah ! cette fois, je crois bien que j’échapperai aux Boches !



[1] Témoignage extrait de l’Exposition sur l’Ambulance du St Sacrement d’Arras (commémoration juin 2015, avec l’aimable autorisation d’Audrey Cassan, responsable des Archives diocésaines d’Arras) : Un premier obus atteint le bâtiment : la salle A de l’Ambulance est éventrée. Les vitres volent en éclat, briques, plâtras et débris de verre recouvrent tout. Les blessés hurlent ; dominant le tumulte, l’abbé Gengembre crie : « Absolution générale ! » Le transport des blessés continue avec sang-froid. En bas, la cuisine se remplit de matelas tandis que sœur Anna, la cuisinière, imperturbable, achève la préparation du dîner, couvrant les casseroles afin que le plâtras ne tombe pas dans les mets. Un nouveau fracas retentit, la chapelle, à son tour, a reçu un obus. « Il est évident que notre clocher, où flottent deux drapeaux de la Croix-Rouge, sert de cible. » Mme Colombel dénombrera en tout sept obus tombés sur l’ambulance. NDLR

 

[2] Il s’agit très probablement du Docteur Reverchon, médecin major, professeur eu Val de Grâce, médecin-chef de l’ambulance d’octobre 1914 au 10 juin 1915 (exposition sur l’Ambulance du St Sacrement d’Arras, archives diocésaines d’Arras) NDLR

[3] Il s’agit en réalité de l’abbé Gengembre sur lequel la Responsable des Archives Diocésaines d’Arras, Audrey Cassan, a eu l’amabilité de fournir les informations suivantes : L’abbé Numa GENGEMBRE est né à Mingoval (Pas-de-Calais), le 11 février 1863 et ordonné prêtre le 11 juillet 1886. Il est successivement précepteur à Mory ; professeur, octobre 1887, puis supérieur au collège de Bapaume, octobre 1893 ; supérieur de l’institut Joyez (séminaire de philosophie), à Arras en 1908 ; il est nommé la même année chanoine honoraire 31 décembre 1908) ; directeur de la section de philosophie au grand séminaire, 1914. Lorsque la guerre éclate, il est trop âgé pour être mobilisé, aussi reste-t-il à Arras, ce qui explique sa présence à l’ambulance du Saint-Sacrement. Il se retire à Fruges en 1920, et décède le 4 novembre 1921. NDLR

[4] Mme Tailliandier est décédée le 27 décembre 1926. Elle avait été décorée de la Légion d’Honneur. (Note de l’auteur)

Par ailleurs, j’ai trouvé trace de cette Madame Joséphine Taillandier (orthographiée également Tailliandier) dans le rapport du médecin principal A. Famechon, médecin-chef de la place d’Arras,  au 7 septembre 1914, c'est-à-dire un mois avant que Lucien Proutaux ne soit admis au Saint Sacrement, et pendant qu’Arras était sous occupation allemande : « Quelques-unes de nos infirmières essayent à leur tour de défendre leurs blessés et de protester contre des mesures inhumaines. Elles sont brutalement rappelées à l’ordre. Madame Taillandier, présidente du comité de la société de secours aux blessés et sa fille, Madame Colombel (On lui connaît un ouvrage de souvenirs que je n’ai pu consulter : COLOMBEL née Tailliandier, Marguerite. Journal d’une infirmière d’Arras (août-sept-oct. 1914). Paris : Blond et Gay, 1916, 164 p), ne doivent pas avoir perdu le souvenir de cette scène affreusement pénible. » in http://hopitauxmilitairesguerre1418.overblog.com/arras-1914   (NDLR)

[5] L’auteur parle d’imposte au masculin, alors que le terme d’architecture est féminin. Une imposte est une pierre saillante à la base d’un arc, située à l’extérieur du bâtiment. On voit donc mal comment le blessé a pu être abrité sous l’imposte. Voulait-il désigner un autre élément architectural ? (NDLR)

[6] Témoignage extrait de l’exposition sur l’Ambulance du St Sacrement d’Arras (commémoration juin 2015, avec l’aimable autorisation d’Audrey Cassan, responsable des Archives diocésaines d’Arras) : « Mardi 6 octobre – Le centre d’Arras a déjà bien souffert, les bruits d’obus sont assourdissants. A 11h, le major Carpentier recommandent aux blessés qui veulent partir d’aller à pied jusqu’à Aubigny, à 16km. « Ils partent à genoux, sur les mains, ils roulent dans l’escalier ; c’est une fuite lugubre, atroce à voir. Les uns prennent des chaises pour s’appuyer, d’autres des balais en guise de béquilles. Ces malheureux vont mourir sur la route. » La nuit dans les caves est humide et glaciale, mais malgré tout rieuse : « On ne savait pas si on vivrait encore le lendemain, on profitait gaiement des derniers instants. » Cependant, plusieurs blessés mourront durant la journée et la nuit. Vers 23h30, des autos arrivent pour emmener les blessés sur Aubigny, il en demeure une cinquantaine qui devront attendre le prochain convoi.  NDLR

[7] L’auteur emploie la formule consacrée, en 1914, pour expliciter les initiales H.O.E., qu’il traduit par Hôpital d’Evacuation. Cependant une autre signification est donnée à ces trois lettres, comme le précise François Olier dans son blog Histoire des hôpitaux militaires et des services de santé pendant la grande guerre : « L’appellation « hôpital origine d’étapes » est une formule d’état-major, tombée en désuétude, bien avant 1914, dans le langage courant des armées. Dans le règlement du Service de santé en campagne du 31 octobre 1892, comme dans celui du 26 avril 1910 qui le remplaça, il n’est nullement fait mention « d’hôpital origine d’étapes » mais d’hôpital d’évacuation. Je pense que cette formule provenait du fait que l’hôpital d’évacuation s’implantait selon les règlements des chemins de fer en campagne, à proximité de la gare origine des étapes (GOE). » in http://hopitauxmilitairesguerre1418.overblog.com/hoe-1914-h%C3%B4pital-d%E2%80%99%C3%A9vacuation-ou-h%C3%B4pital-d%E2%80%99origine-d%E2%80%99%C3%A9tapes (NDLR)

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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
  • Vous trouverez ici le Journal de guerre de mon aïeul, le capitaine Lucien Proutaux, écrit du premier au dernier jour de la Grande Guerre (1914-18). Ce journal est publié jour après jour, 100 ans après les événements relatés et a débuté le 1er août 2014.
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