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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
26 mars 2019

26 Mars 1919

26 Mars 1919

Enfin, me voici arrivé en Charente depuis deux jours, et quitte des nombreuses et interminables formalités qu’il m’a fallu accomplir pour passer devant la commission de réforme : expertises, contre-expertises, radiographie, etc., etc. Heureusement, mon ami Hanns[1], qui est encore à Paris, a pu me donner un coup d’épaule efficace, ayant déniché, parmi le personnel du centre de réforme, un médecin de sa connaissance. Ce centre spécial de réforme est installé dans un grand immeuble situé à l’angle des rues de Charonne et Faidherbe.

1919 03 26 angle rue de Charonne et rue Faidherbe la Belle Equipe 13-11-2015 "Ce centre spécial est installé dans un grand immeuble situé à l'angle des rues de Charonne et Faidherbe." Il était donc à l'emplacement exact de l'établissement "La Belle Equipe", touché par les attentats du 13 novembre 2018, hasard de l'Histoire...

Grâce à l’intervention de mon vieux camarade, les choses se sont trouvées un peu accélérées. Le médecin-chef du Centre a également été très aimable pour moi et, dans la mesure de ses moyens, m’a bien facilité mes démarches ; mais, néanmoins, il m’a fallu près de 4 semaines pour obtenir la liquidation de mes affaires.

Ah ! combien, là encore, ma patience a-t-elle été mise à de rudes épreuves ! La démobilisation aidant, les choses vont de mal en pis ; les secrétaires restent quelques jours, sont libérés et remplacés par d’autres qui s’en vont à leur tour deux semaines après. Un jour, impossible de retrouver mon dossier ; les scribes présents ne semblant avoir cure de cette disparition, il m’a fallu toute mon autorité d’officier pour obtenir qu’en ma présence on le recherche et le retrouve. Qu’est-ce que cela doit être pour les pauvres troupiers qui n’ont ni autorité, ni appui ? Doit-on les faire marcher, les malheureux !

Enfin, c’est une chose terminée pour moi et, en attendant la liquidation de la pension pour laquelle la commission de réforme m’a proposé, je suis en possession du titre d’absence le plus agréable, sans aucun conteste, pour un soldat : un congé illimité avec solde de présence.

J’oubliais de dire que, pour couronner mes services de guerre et, sans doute, pour que je parte sans regret, on m’a octroyé un troisième galon ; c’est donc comme capitaine que je vais rentrer dans la vie civile, mais, à la vérité, cet avancement me laisse assez indifférent car que peut-il bien m’apporter de nouveau, à moi qui ai eu l’honneur, dès le début de la Guerre, de conduire au feu une magnifique compagnie de 250 hommes !

Vers le milieu de ce mois, alors que je passais un beau matin sur le Boulevard Raspail, je me suis trouvé tout à coup nez à nez avec le brave Léandri[2], mon ancien compagnon de chambre de la rue de la Chaise, duquel  j’ai parlé plusieurs fois, et qui commande actuellement la Prison Militaire du Cherche-Midi, voisine du lieu de notre rencontre.

Cet excellent camarade, dont on connaît le tempérament exubérant de méridional, n’a pu s’empêcher, en apercevant ma croix, de m’embrasser sur les deux joues, en plein boulevard, au grand ébahissement des passants et des garçons d’une importante épicerie devant laquelle cette scène se déroulait.

Je laisse à penser ma joie de retrouver ma petite famille qui m’attendait avec une certaine impatience car ma dernière permission était déjà vieille de trois longs mois !

Les jours sombres et générateurs de spleen et de cafard sont enfin terminés et nous voici réunis pour toujours, cette fois ! Je compte me reposer quelques semaines ici avant de reprendre mes occupations professionnelles. Mais je ne me fais pas d’illusions, c’est une nouvelle bataille qui va commencer ; d’un autre genre et moins sanglante évidemment que l’autre, mais elle sera rude je crois, car, si j’en juge d’après les quelques aperçus qu’il m’a été donné d’entrevoir depuis mon retour, les conditions de la vie actuelle sont terriblement difficiles.

1919 03 26 la vie chère (1)

Henri HENRIOT (1857-1933) travaille pour le journal L'Illustration de 1890 à 1931. La philosophie d'HENRIOT peut se résumer à cette anecdote: à la demoiselle demandant au chroniqueur "où diable prenez vous toutes vos bêtises ?" celui ci répond "mon Dieu, Mademoiselle, je ne fais rien que regarder vivre les gens et transcrire ce qu'ils disent"...

".... les conditions de la vie actuelle sont terriblement difficiles...." (in L'Illustration, numéros 3964 & 3966 de février et mars 1919, Coll. pers.)

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Mais baste ! quand on ne manque pas de courage, qu’on est encore jeune et que, surtout, on lutte pour assurer le bien-être d’une douce et dévouée compagne et d’adorables enfants, la peine vous paraît légère et travailler devient une joie !



[1] Le docteur Hanns est cité à multiples reprises dans les Mémoires de Lucien : voir les 6, 13 et 26 août, 13, 27 et 28 septembre, 2 octobre 1914, 16 mars, 20 mai, 4 juin, 10 août et fin octobre 1915, 6 avril, 10 novembre 1916 et le 19 juillet 1918.

Sur le docteur Alfred Hanns, je pense avoir trouvé une définition qu’il avait formulée concernant la « courbature fébrile » : affection que l’on retrouve régulièrement, sur les fiches matricules, comme motif d’évacuation des poilus. Pendant le conflit, le docteur Hanns en donne la description suivante : « le malade est en général très abattu, très las, harassé et fatigué, il se plaint de douleurs dans la région lombaire, accessoirement dans la région sacrée et sacro-iliaque, le pourtour du thorax, d’autres fois ces douleurs s’étendent à toute la région dorsale, le long des gouttières vertébrales et à la partie postérieure des côtes et parfois enfin aux membres et surtout aux membres inférieurs. Les régions signalées comme siège de douleurs spontanées sont toujours douloureuses à la pression et la sensation pénible augmente également par les mouvements spontanés ou provoqués. Ils refusent de prendre de la nourriture, à peine acceptent-t-ils de prendre rapidement le jus avant de se jeter sur la paille du cantonnement. Maux de tête, température variant de 37,5° à 39° qui tombe presque toujours au bout de trois jours. Les douleurs musculaires peuvent durer plusieurs jours, puis tout se calme définitivement. »  (in http://enenvor.fr/lexique_wwi/c.html )  (NDLR)

[2] Sur Bernard Léandri, voir les textes des 26 octobre 1914, 1er janvier, 16 mars, 20 mai 1915, de fin mai 1916 et celui du 24 juin 1918 (NDLR)

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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
  • Vous trouverez ici le Journal de guerre de mon aïeul, le capitaine Lucien Proutaux, écrit du premier au dernier jour de la Grande Guerre (1914-18). Ce journal est publié jour après jour, 100 ans après les événements relatés et a débuté le 1er août 2014.
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