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Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
27 janvier 2018

27 Janvier 1918

27 Janvier 1918

Me voici donc enfin fixé ! Comme convenu, j’ai téléphoné, de Paris, au Commandant Van Heems le 24, mais il n’avait encore rien de  neuf à mon sujet et m’a dit de ne rentrer que le lendemain. J’ai, en conséquence, réintégré Creil avant-hier. Mais aussitôt, le Commandant m’a renvoyé à Paris pour 24 heures, l’ordre me concernant n’étant toujours pas arrivé. En revenant, hier matin, par une indiscrétion du Commandant Bourgeois, rencontré à la Gare et avec lequel j’ai fait le voyage, j’ai appris que le lieu si chic, auquel on me destine, n’est autre que la D.T.M.A. –la Direction des Transports Militaires aux Armées- au Grand Quartier Général ! Cette nouvelle, dois-je l’avouer, tout inattendue soit-elle, ne m’a pas entièrement surpris, car les réticences et les sous-entendus du régulateur m’avaient laissé supposer que ce devait être de quelque chose de ce genre qu’il était question. C’est égal, voilà un honneur auquel je ne m’attendais guère et on ne pourra, certes, m’accuser d’avoir intrigué pour obtenir cette faveur que des quantités de gens envieraient.

Il est bien vrai qu’on m’eut prédit, au début de la campagne, qu’au cours des hostilités, je serais affecté au Grand Quartier Général, j’aurais, de bon cœur, ri au nez de l’auteur de cette prédiction ! Il faut dire aussi que, si je n’avais pas eu la malchance d’être blessé comme je l’ai été, je n’aurais certainement jamais consenti à abandonner la troupe.

Enfin, ce matin, le bienheureux ordre est arrivé ; en voici le texte :

Grand Quartier Général                                                                   Le 24 janvier 1918

Direction des Transports

Militaires aux Armées                                       -Note-

N°3236bis D.T.M.A.           -pour le Commissaire Militaire du réseau du Nord-

 

                               Le Capitaine Bruley, de la Direction des Transports Militaires aux

                               Armées, est mis à la disposition de M. le Commissaire Militaire

                               du Réseau du Nord, pour être affecté à la Commission du Réseau

                               du Nord.

                               Le Lieutenant Proutaux, de la Commission de Gare de Creil, est

Affecté à la Direction des Transports Militaires aux Armées en

remplacement du Capitaine Bruley. Cet officier rejoindra son

nouveau poste dès le reçu du présent ordre.

               Le Directeur des Transports Militaires aux Armées

                               Signé : Boquet

                                                1952 CRN-26-1-18

                               Transmission pour exécution à M. le Cdt                     Copie au Lieutenant Proutaux

                                               Régulateur de Creil                                           qui de présentera à la D.T.M.A

                               Le Commissaire Militaire du Réseau du Nord                            le 27 janvier

                                               Signé p.o. ….                                                                      Creil, 27-1-1918

                                                                                                                             Le Commissaire régulateur

–p.o. le Chef d’Escadron adjoint

               Signé : Bourgeois

 

 

J’ai eu juste le temps de boucler ma cantine et de dire adieu à mes quelques connaissances de Creil –c’est curieux ce que certains officiers, qui me regardaient à peine alors que je remplissais modestement mes fonctions de commissaire militaire adjoint, sont pris d’une soudaine amitié pour moi et me témoignent de la déférence maintenant qu’ils connaissent mon heureux sort et ma haute destinée ! J’en citerais bien quelques-uns, mais je ne veux pas être méchant et tairai leurs noms- avant mon dernier déjeuner à notre popote de la Commission de Gare. Le camarade Lafaye, un peu excité par l’extra qu’on a fait en mon honneur, en a profité pour vociférer ses diatribes habituelles contre la « bêtise humaine », exactement comme s’il se trouvait dans une réunion publique.

Vers 3 heures, je m’embarquais avec mon bagage, dans un train de permissionnaires, chose interdite en principe pour moi, n’étant pas permissionnaire, mais, quand on appartient à la Direction des Transports Militaires aux Armées et que l’on rejoint le G.Q.G., est-ce que toutes les interdictions ne s’évanouissent pas devant vous ? Mon vieux et excellent camarade le Capitaine Clerc, qui se montre très heureux de ce qui m’arrive, a tenu à m’accompagner sur le quai du départ et à me mettre dans le train après m’avoir très affectueusement serré les mains et souhaité bonne chance.

Moins d’une heure plus tard, je débarquais à Compiègne[1] et me présentais au Commissaire de Gare –un chef de Bataillon très correct de tenue et de manières, dont je connaissais déjà le nom, le Commandant Bortoli[2]- qui, en apprenant que j’étais affecté à la D.T.M.A., s’est mis en quatre pour me renseigner et prévenir mes moindres désirs, m’offrant même de me demander une auto par téléphone ! Sur mon refus, il m’a alors indiqué le chemin du Château où sont réunis tous les services du G.Q.G., m’a-t-il appris.

Quelques minutes de marche m’ont suffi pour gagner l’édifice en question dans lequel j’ai pénétré avec une certaine émotion, il me faut l’avouer. N’est-ce pas là, en effet, que se trouve le centre moteur de cette immense armée dont les éléments s’échelonnent de la Mer du Nord aux Vosges ; de cet endroit partent les ordres et les directives qui la font mouvoir et, bons ou mauvais, ces ordres et ces directives sont appelés à avoir de formidables répercussions !

1918 01 27 chateau de Compiègne siège du GQG

Château de Compiègne, siège du G.Q.G. à partir de 1917. "... les bureaux en question sont installés dans le dernier étage de l’aile du château qui se trouve à main gauche lorsqu’on fait face au monument."

Au bureau du Commandement, où je me suis rendu en premier lieu, j’ai eu affaire à un Chef d’Escadrons de Cuirassiers de taille élevée, haut en couleurs et de prestance tout à fait décorative, c’était le Commandant Valentin, le Commandant du G.Q.G. (le Commandant du Grand Quartier Général est un officier désigné pour s’occuper de tous les détails, discipline intérieure, sûreté du Commandant en chef, logement, police, administration des hommes de troupe appartenant au G.Q.G., vis-à-vis desquels il remplit le rôle de chef de corps et dont le nombre, m’a-t-on assuré, s’élève à 11 cents à 12 cents hommes). Il était au courant de mon arrivée et m’a annoncé que mes fonctions particulières me mettraient en rapports constants avec lui. Il m’a, ensuite, fait conduire par un planton, dans la partie des bâtiments occupée par la D.T.M.A. et j’ai alors compris pourquoi le Commandant Van Heems m’avait demandé si ma blessure me permettait de monter et de descendre les escaliers sans trop de peine, car les bureaux en question sont installés dans le dernier étage de l’aile du château qui se trouve à main gauche lorsqu’on fait face au monument. Après quelques recherches, j’ai enfin découvert le Bureau du Courrier[3] où j’ai trouvé celui que je dois remplacer, le Capitaine Bruley ; mais alors, j’ai moins bien compris la recommandation du régulateur concernant ma tenue, qu’il me conseillait de soigner particulièrement par la suite, car mon prédécesseur n’a rien de ces élégants officiers que je m’attendais à rencontrer ici ; il est, au contraire, suffisamment crasseux, porte une vareuse d’un modèle suranné, toute déformée et copieusement ornée de taches multicolores, n’est plus tout jeune et ne ressemble que de très loin à un brillant et fringant cavalier…

Il a eu l’air un peu étonné de me voir arriver si vite et ne comptait guère sur moi avant deux ou trois jours.

Aussitôt, et sans plus attendre, il m’a emmené pour me présenter au Directeur des Transports Militaires aux Armées, le Lieutenant-Colonel Boquet, ainsi qu’à son adjoint, le Commandant Lefort[4], qui m’ont reçu d’une façon tout à fait cordiale. Le colonel m’ayant annoncé que j’aurais beaucoup de travail, je lui ai répondu que cela ne me faisait pas peur ; il m’a alors dit que, dans ces conditions,  tout marcherait à souhait et m’a rendu ma liberté.

Nous avons alors accompli le tour des bureaux pour me permettre de faire la connaissance de mes futurs camarades ; mais en quelques minutes, j’en ai tant vu, j’ai serré tant de mains, que je crois bien qu’il me serait impossible de reconnaitre un seul d’entre eux et de mettre un nom sur le moindre visage.

Cette formalité remplie, nous avons réintégré le bureau du Courrier, qui sera le mien désormais et là, mon compagnon s’est aperçu qu’il avait omis de me mettre en présence de mon collègue le plus immédiat, l’officier d’administration Joubert, du service d’Etat-Major, qui, lui, est spécialement chargé de la réception du courrier, tandis que moi, je devrai en assurer le départ. En dehors de ces dernières attributions, j’aurai, paraît-il, le commandement et l’administration d’un détachement d’une centaine d’hommes comprenant, secrétaires, plantons, ordonnances, conducteurs d’auto, ce qui n’est pas pour me déplaire, au contraire. Je serai, en outre, chargé de percevoir la solde des officiers et de remplir le rôle d’officier-payeur et de détails[5]. Enfin, d’après ce que j’en puis juger pour l’instant, j’aurai suffisamment de besogne pour employer utilement mon temps.

Entre-temps, le Capitaine Bruley avait téléphoné au Commandant pour demander, à mon intention, une chambre à l’hôtel pour cette nuit ; demain, je serai mis en possession de mon billet de logement définitif.

Le Commandant m’ayant fait parvenir un billet pour l’Hôtel de France, il ne me restait plus qu’à retourner à la gare pour y prendre mon bagage, ce que j’ai fait en utilisant une auto de la D.T.M.A.

1918 01 27 hotel-de-france Compiègne 17 rue Eugène Floquet

L'Hôtel de France à Compiègne, était situé au n°17 rue Eugène Floquet

J’ai donc roulé, par les rues de Compiègne, dans une confortable voiture (comme j’avais allumé la lampe électrique qui éclaire l’intérieur de ma voiture, le chauffeur m’a recommandé de l’éteindre, car la nuit, tous les véhicules, par ordre du Commandement, doivent circuler sans aucune lumière à cause des avions ennemis) et, ma cantine déposée dans ma chambre, je n’avais pas autre chose à faire que de me rendre, toujours en auto, à la popote. Celle-ci est installée dans une fort belle villa située rue de Pierrefonds, à l’orée de la forêt ; elle est bien distante de 1500 mètres du Château, ce qui est un peu loin pour moi, mais j’aurai toujours la ressource d’utiliser les autos et de ne faire la route à pied qu’une fois ou deux par jour.

En jetant un coup d’œil dans la salle à manger, j’ai littéralement été ébloui par le luxe de cette popote : des flots de lumière électrique, deux immenses tables parallèles sur lesquelles sont alignés de vingt à vingt-cinq couverts, des nappes d’une blancheur immaculée, de la porcelaine fine, de l’argenterie et, circulant au milieu de tout cela, deux serveurs en veste s et tablier blancs impeccables, s’actionnant[6] autour des tables, pour terminer les derniers préparatifs du repas. Voilà ce que j’ai aperçu en glissant un regard de ce côté… Ah ! Combien est éclipsée notre modeste popote du 5e Bataillon du 226e, du début de la campagne !

Le diner étant fixé à 19 heures, quelques minutes avant l’heure, les convives ont commencé à faire leur apparition, isolément ou par groupes. J’ai eu bien de la peine à reconnaître en eux quelques-uns des officiers que j’avais vus une heure plus tôt, au cours de ma hâtive tournée dans les bureaux. Il y a de toutes les catégories d’officiers et de fonctionnaires, dans cette popote : des sapeurs en majorité, quelques artilleurs, de rares fantassins, des agents supérieurs des Chemins de fer de Campagne, des télégraphistes. Un uniforme m’a, en particulier, fortement intrigué : entièrement noir, quatre galons d’argent à la manche et, sur celle-ci, un parement bleu-ciel. Je n’avais pas vu l’officier qui le portait lors de ma tournée et étais tout à fait embarrassé pour me présenter, me demandant à quelle catégorie il appartenait et comment je devais l’appeler. Heureusement, quelqu’un m’a charitablement tiré d’affaire et m’a évité une gaffe en m’informant qu’il s’agissait d’un chef d’escadron de cavalerie légère, professeur à l’Ecole de Saumur au moment de la mobilisation et qui avait gardé la tenue de l’Ecole.

En ma qualité de nouveau venu, j’ai eu les honneurs du diner et ai été placé à la droite du président de table ; en outre, pendant tout le repas, on m’a servi le premier à chaque service. Il est fort probable que, par la suite, je descendrai à un rang plus modeste…

A titre documentaire, voici le menu, fort succulent, ma foi, de ce premier repas :

Potage

Pintades sur canapé

Andives(sic !) au gratin

Salade

Fromage

Tarte

Café

Le diner terminé, d’obligeants camarades m’ont remis sur le chemin de mon hôtel, que, sans eux, j’aurais été bien incapable de retrouver, en raison de la quasi complète obscurité dans laquelle, par précaution, la ville est plongée, exposée qu’elle est, par son peu d’éloignement des lignes, aux incursions d’avions boches. Avant de me coucher, j’ai pris le temps de tracer quelques lignes au crayon à ma femme pour la mettre au courant des diverses péripéties de cette mémorable journée ; à 9 heures, demain matin, j’ai rendez-vous avec mon prédécesseur pour recevoir de lui les premières indications concernant mes nouvelles attributions et prendre contact avec mes futurs subordonnés.


 

[1]Quelques réflexions tirées de l’ouvrage de Jean de Pierrefeu « G.Q.G. Secteur 1 », que je résume : La charmante ville de Compiègne groupe harmonieusement ses vieilles maisons et ses neuves villas autour du Palais…C’était un séjour digne d’un Grand Quartier Général ; peu de mouvement, de larges avenues, un silence propice au recueillement. Presqu’entièrement vide de ses habitants, elle offrait pour le logement des officiers de grandes commodités. On nous répartit dans des villas aménagées avec beaucoup de recherche et de goût. Les popotes des grands bureaux s’installèrent à leur aise dans les vastes cuisines en sous-sol des beaux logis de l’avenue Thiers… (page 253 tome 1) (NDLR)

[2]Le Commandant Bortoli est décédé dans le courant de l’année 1928 (note de l’auteur)

[3] Autres réflexions tirées de l’ouvrage de Jean de Pierrefeu « G.Q.G. Secteur 1 »: le Courrier est un service utile mais ne jouissant que d’un médiocre prestige. Les officiers blessés qu’on y envoie travaillent nuit et jour, assis ou debout, groupés en équipes, comme des facteurs. Besogne fastidieuse ! Nul papier n’arrive au G.Q.G. qui ne soit ouvert et enregistré par le Courrier. Au fil de la guerre, les papiers se sont accrus dans des proportions prodigieuses. On y enregistrait plus de pièces à la sortie qu’à l’entrée, car, pour l’honneur d’un Etat-Major, le chiffre des sorties se doit d’être supérieur à celui des entrées. Les officiers, à tour de rôle, convoient le courrier des armées. Ils reviennent porteurs de bruits, vrais ou faux, qui circulent sur le front… (pages 33-34 tome 1) (NDLR)

[4]  L’équipe Boquet-Lefort s’est constituée dès 1914 comme le montre ce document : Direction de l'arrière Direction des chemins de fer, Le 1" septembre 1914. ORDRE POUR LE TRANSPORT D'UN CORPS D'ARMÉE - Zone des embarquements : Une Commission régulatrice d'embarquement siégera à Sainte-Menehould. Elle sera composée de M. le commandant Lefort, commissaire militaire. Après entente avec l'état-major du corps d'armée, M. le commandant Lefort fixera les quais d'embarquement à utiliser et l'échelonnement des unités à embarquer à chaque quai, de façon à utiliser toutes les marches prévues. - Zone des débarquements : cette Commission régulatrice sera composée de M. le commandant Boquet, commissaire militaire. (NDLR)

[5] Dans une compagnie ou un détachement administrativement autonome, un officier de détails est un officier subalterne en charge des services administratifs. (note de l’auteur)

[6] J’aurais dit s’activant (NDLR)

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Commentaires
E
Effectivement, c'est l'intérêt de ces mémoires!
Répondre
A
Quel contraste avec les tranchées !
Répondre
Souvenirs de Campagne - Grande Guerre 14-18
  • Vous trouverez ici le Journal de guerre de mon aïeul, le capitaine Lucien Proutaux, écrit du premier au dernier jour de la Grande Guerre (1914-18). Ce journal est publié jour après jour, 100 ans après les événements relatés et a débuté le 1er août 2014.
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